Le lyrique et l’épique
Résurrection de Sénèque
La peste s’est abattue sur Thèbes. Œdipe, roi de la cité, enquête pour déterminer l’origine du fléau. L’issue est connue : Œdipe découvre qu’il a tué son père et couché avec sa mère. Il se crève les yeux.
En mettant en scène l’Œdipe de Sénèque pour une comédienne, Nadine Berland - qui joue tour à tour tous les personnages - et deux percussionnistes, je souhaite faire entendre le souffle épique et lyrique du poème. Il s’agit moins d’incarner les personnages que de raconter, en prenant appui sur la musique et les mots, de faire un spectacle du corps traversé par la voix. À travers cette expérience qui s’apparente à un rituel, j’espère retrouver la dimension archaïque de la tragédie romaine.
Ce parti-pris me semble d’autant plus nécessaire sur cet Œdipe que les récits extraordinaires et les rituels sanglants en constituent la matière première : la tragédie romaine est un jeu théâtral qui raconte la métamorphose du héros en monstre. Œdipe, se découvrant parricide et incestueux, s’inscrit à jamais dans l’imaginaire comme un monstre fascinant et repoussant. Sénèque s’attache ici moins à la profondeur psychologique de son personnage qu’à l’ivresse du récit, au spectacle du surnaturel, au surgissement de la catastrophe. C’est un théâtre qui s’enchante du spectacle tragique pour produire une sidération chez le spectateur - ainsi qu’en témoigne Antonin Artaud qui en fait l’origine de son théâtre de la cruauté.
Sénèque nous convie à un rituel raffiné et barbare, profondément théâtral, qui va bien au-delà du regard culturel que nous portons sur la légende œdipienne. En rejouant le mythe selon Sénèque, nous voulons faire surgir les fantômes du passé et danser les esprits qui ne laissent pas en repos.
Sylvain Maurice
Il y a eu une éclipse de Sénèque. Ou plutôt, il n’y a jamais eu de Sénèque sur les scènes françaises, sinon bien astiqué par Racine, ce Racine qui lui doit pour sa Phèdre bien plus qu’à Euripide. Pourquoi ce dramaturge immense qui nourrit Shakespeare, qui nourrit Corneille (et Racine) - sans parler de Hugo -, pourquoi n’apparaissait-il pas sur nos scènes ? Quelque chose est dit par Sénèque que peut-être il faut le monde actuel pour comprendre. Que la violence est terrifiante, dominatrice, inscrite dans nos gènes et nos désirs, qu’il faut vivre avec, que le héros le plus glorieux lui est à son tour soumis comme bourreau ou comme victime.
Si l’on demande aux metteurs en scène : pourquoi Sénèque aujourd’hui ? Ils répondent tous : à cause de la traduction de Florence Dupont. Et tous disent n’avoir eu nul problème avec un texte que les comédiens pouvaient dire. Une grande traduction, légère, élégante, qui met à distance par une sorte de simplicité tout soupçon d’emphase : la violence apparaît quasi discrète et pure sans l’accompagnement de l’excès verbal.
Parallèlement à la traduction, un livre sur le théâtre de Sénèque, intitulé Les Monstres de Sénèque, chargé de nous dire l’étrangeté de ce théâtre… Est-ce si loin de ce que nous désirons ? Un théâtre fait pour être montré, être joué, parole et musique, et danse, si possible. Un théâtre qui ne nous donnera pas de leçons et ne nous montrera pas comme on se tire des catastrophes, puisque justement on ne s’en tire pas. C’est justement ce qui nous rend ce théâtre si proche et si vivant : c’est un théâtre de la performance, qui ne prend sa vie (et son sens) que sur la scène.
Et c’est un théâtre de la fable : nous avons besoin que sur la scène, une jeune femme ou un vieil homme dise à notre place : « Raconte ! » Et que celui qui a vu et qui sait se mette à raconter. L’épique : le mot n’est pas prononcé par Florence Dupont ; pourtant il me paraît que l’articulation du dramatique et du récit parlé par un conteur est chez Sénèque fondamentale.
Et sans doute nos contemporains, un peu las de la contemplation des petits conflits psychologiques d’amour et de convoitise, des ratiocinations de héros mal dans leur peau ou mal nourris, ont-ils besoin de ces fables majeures, de ces fabulae, besoin de retrouver ce terreau imaginaire de la culture occidentale, la vieille mythologie.
N’ayons pas peur des mots : si le théâtre de Sénèque nous plaît, c’est qu’il est un théâtre de l’horreur. Et l’horreur, nous connaissons. Notre expérience au contraire pourrait nous en détourner ? Mais non, parce que ce sont de grandes œuvres et que la beauté est un bon antidote à l’insupportable. Le début du drame, pour le personnage, c’est le dolor, la souffrance produite par des offenses majeures, l’agression, l’injustice. Médée abandonnée, Atrée trahi vilainement par son frère, Hercule que son père céleste refuse de reconnaître… De ce dolor légitime, le héros passe, par une transgression, par une faute, au stade de la furor qui lui fait abandonner le statut d’être humain, et devenir proprement un « monstre ». (…)
Mais parce que la parole humaine, qu’elle le veuille ou non, sécrète toujours du sens, que chaque fois que les hommes parlent, ils fabriquent du sens, quelque chose nous est dit que nous entendons : une grande réclamation, un cri d’horreur devant cette profanation de ce qui pour nous est le sacré - la vie humaine -, l’horreur de la violence et de la tyrannie, une exécration dix fois répétée…
Ce monde de Sénèque est un monde entièrement humain où, si les dieux apparaissent, ce sont d’étranges présences perverses. Silence des dieux, absence des dieux: dans Médée, le dernier mot est celui de Jason à Médée l’infanticide qui s’enfuit, impunie : « Va témoigner, partout où tu iras, Que les dieux n’existent pas ».
Anne Ubersfeld, Théâtre/Public, n°130-131
Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris
Navette : Sortir en tête de ligne de métro, puis prendre soit la navette Cartoucherie (gratuite) garée sur la chaussée devant la station de taxis (départ toutes les quinze minutes, premier voyage 1h avant le début du spectacle) soit le bus 112, arrêt Cartoucherie.
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Parking Cartoucherie, 2ème portail sur la gauche.