Analyse de la pièce
Chacun sa vérité et Pirandello
Les sources
Parabole en trois actes
L'action se passe en Italie, dans une petite ville de province, en 1917, dans le salon de M. Agazzi, conseiller préfectoral. Toute la ville est bouleversée par une troublante histoire de séquestration. Le présumé coupable de cette affaire est un honorable fonctionnaire de la préfecture, M. Ponza, récemment arrivé avec sa femme et sa belle-mère.
Mais pourquoi tient-il sa femme enfermée ? Pourquoi l'a-t-il logée dans un appartement de la banlieue alors qu'il a installé sa belle-mère, Mme Frola, au centre de la ville ? Pourquoi ne laisse-t-il pas sa femme voir sa propre mère ? Pourquoi ne permet-il aux deux femmes de ne communiquer que par lettres ? " Mon gendre n'a plus sa raison, déclare Mme Frola ; il se figure que sa femme - ma fille - est morte, qu'il en a épousé une autre et c'est pourquoi il m'interdit de l'approcher, ce qui ruinerait son erreur ".
De son côté, M. Ponza déclare : " Pas du tout. C'est ma belle-mère qui est folle. Sa fille est bien morte, et depuis longtemps. Mais elle refuse de l'admettre et de le croire. Je me suis remarié. Si je m'oppose à ce qu'elle rencontre ma femme, c'est par pure charité chrétienne, afin qu'elle conserve l'illusion maternelle ". Alors, dans la petite ville, on jase. Deux clans se forment : les "ponzistes" et les "frolistes".
Pour les départager, on pourrait peut-être consulter l'état civil, mais toutes les archives ont été détruites par un terrible tremblement de terre qui a coûté la vie à la famille de M. Ponza. Mme Ponza est-elle la fille de Mme Frola ou la seconde épouse de M. Ponza ? C'est ce que le chœur des provinciaux s'efforcera de savoir au milieu des sarcasmes du sceptique et ironique Lambert Laudisi…
C'est en 1915 (ou au début de 1916) que Pirandello écrit la nouvelle La signora Frola e il signor Ponza suo gendro, qui sera publiée l'année suivante. En 1917, Pirandello tire de sa nouvelle une comédie qu'il écrit en six jours. Le 18 juin de la même année, la pièce est créée à Milan, au Teatro Olimpia. Le 1er janvier 1918, la pièce est publiée, ainsi commence la prodigieuse carrière d'une œuvre qui marqua profondément la carrière de Luigi Pirandello et qui fut son premier grand succès théâtral.
Il est bien difficile de savoir quelles circonstances ont poussé Pirandello à écrire Mme Frola et M. Ponza son gendre et Chacun sa vérité, mais il est certain que la schizophrénie et les altérations de la personnalité sont les ressorts principaux de l'œuvre. Hélas, l'auteur en avait, sous les yeux, un exemple vivant. De puis 1904, son épouse, d'une jalousie maladive, sombrait dans la folie et en 1915 la maladie s'était aggravé au point que quatre ans plus tard il devait se résoudre à la faire interner.
Robert de Beauplan écrit : " C'était toutefois une folle intermittente. Tantôt elle recouvrait sa lucidité, tantôt son esprit s'égarait et elle perdait la conscience d'elle-même. En soignant cette déséquilibrée,
Pirandello s'intéressa au problème passionnant de l'âme humaine.
Il en vint à déceler chez les entres normaux eux-mêmes, ou qui passent pour tels, des symptômes d'aberration mentale. Mais qu'est-ce que la raison ? Existe-t-elle en soi ou bien n'est-elle qu'une construction factice, aussi contestable que ce qu'on appelle communément folie ? Il n'y a pas de vérité absolue. Il y a des vérités contradictoires, qui valent seulement pour l'individu qui les conçoit et dont aucune n'a le droit de prévaloir sur l'autre. A chacun sa vérité… ".
En 1908, la ville de Messine avait été anéantie par un terrible tremblement de terre, et en 1915 une semblable catastrophe avait fait plusieurs milliers de morts à Avezzano. Ces désastres marquèrent Pirandello et lui inspirèrent la situation des personnages de Chacun sa vérité qui ne possèdent plus rien, pas même la possibilité de prouver qu'ils sont bien ce qu'ils disent être. Là commence le rôle de l'inconscient, le dédoublement de la personnalité et l'illogisme des comportements.
En 1915, l'Italie déclare la guerre à l'Autriche-Hongrie. Or si les tremblements de terre sont très importants dans Chacun sa vérité, la guerre, qui pourtant faisait rage n'influence en aucune façon l'action de la pièce. Il n'en est fait aucune allusion, comme si l'action se déroulait avant le 23 mai 1915, date de la déclaration de guerre. Pourtant, après ce grand désastre européen, ceux qui auront survécus se retrouveront dans ces personnages qui ne savent plus où se trouve cette vérité que la guerre avait changée.
A chacun sa vérité est annoncée comme une parabole, une histoire allégorique sous laquelle se cache un enseignement. L'histoire est apparemment simple : il s'agit d'élucider qui détient la vérité dans le trio formé par Monsieur Ponza, sa femme et sa belle-mère Madame Frola ... Mais qui est Madame Ponza ? La seconde femme de Monsieur Ponza, ou la première ? Est-ce madame Frola qui est folle en croyant que sa fille, disparue depuis quatre ans, est bien l'actuelle épouse de son gendre ? Ou bien est-ce lui Monsieur Ponza, le fou, prenant pour seconde épouse, sa première femme qui lui aurait été rendue après un séjour en maison de santé ? Et du reste, qu'est-ce que la normalité ? Où commence la folie ? Et qui peut se targuer de connaître la vérité dans les relations humaines ? Cette vérité apparaît différente pour chacun de nous, selon notre propre perception. Et qui sommes-nous au juste dans le regard des autres ? Le miroir lui-même nous renvoie une image faussée de notre propre personne! et de plus nous sommes nous-mêmes à chaque instant en pleine mutation.
Comment alors avoir des certitudes ? Pirandello, par le truchement de son porte-parole, Lamberto Laudisi, nous propose à travers ce questionnement, de nous écarter des idées reçues, de ces vérités que l'on croit absolument irréfutables, il nous force à nous méfier de fausses nouvelles démenties le lendemain, en nous présentant les inutiles démarches de cette sorte de tribunal de la bienséance formée par les habitants de la petite ville de Valdano où se déroule l'enquête sur la vie privée des nouveaux venus. Tribunal un peu voyeur et fort cruel puisqu'il ne prend pas en compte les effroyables malheurs de la famille Ponza endeuillée par un tremblement de terre.
Pirandello requiert ici une attitude active de la part des spectateurs qui se posent en même temps que ses personnages des questions à propos du cas à élucider, jusqu'à nous conduire au vertige. Avec Laudisi et Madame Ponza, Pirandello nous propose d'être attentifs aux autres et de respecter ce qui leur apparaît comme la vérité. Mais si Laudisi est un dialecticien, qui prend plaisir à dérouter son auditoire, il est également sensible au malheur d'autrui : il pense qu'il n'y a pas d'un côté la vérité et la raison, et de l'autre l'erreur et la folie, et son rire moqueur qui ponctue la fin des actes est démystificateur, car il remet en cause les vérités établies.
Quant à la mystérieuse Madame Ponza, elle arrive, arrachée à sa maison dont la cour est -dit la jeune Dina- comme un puits. La croyance populaire ne dit-elle pas que la vérité sort toute nue du fond du puits ? Oui, mais toute nue et non voilée comme Madame Ponza . La vérité ne se laisse donc pas déchiffrer facilement. Madame Ponza est pleine de pitié pour son mari et pour Madame Frola, jusqu'à annihiler sa propre identité. Avec elle et avec Laudisi, c'est une invitation à la tolérance et à la compassion que Pirandello nous propose.
Ainsi se vérifie le titre : parabole en trois actes. Et dans ce vingtième siècle, et dans notre monde aujourd'hui, où tant de croyances erronées ont conduit à des catastrophes, la pièce apparaît plus que jamais de notre temps. C'est cette modernité, et ce garde-fou contre de fausses certitudes, qui ont séduit Bernard Murat en montant cette pièce si actuelle de nos jours.
Huguete Hatem
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