Dans Amour, acide et noix, pièce composée en 2001, le chorégraphe québécois Daniel Léveillé choisit pour la première fois dans son travail le nu intégral pour les interprètes. Compacte et puissante, cette nudité frappe et émerveille tant elle est assumée par les danseurs. Une femme seule d’abord, rejointe par un homme, puis deux hommes, puis un quatuor de corps réunis prennent la mesure les uns des autres en des variations courtes et tendues. Rarement la danse n’a été montrée avec autant de précision sur la peau même des interprètes. La nudité, loin de contraindre à l’économie de mouvement, incite le geste à une adresse directe et vive. Les sauts fréquents, les portées et les appuis sont autant de figures qui se découvrent alors comme un premier geste que nous ne nous lassons pas d’admirer.
A. L.
Votre pièce Amour, acide et noix a fait le choix du nu intégral. Comment et pourquoi ce choix ?
Je n'ai pas amorcé le travail de création de cette pièce en ayant en tête d'utiliser la nudité. Seulement, je souhaitais montrer le corps en action et demandais aux danseurs de travailler avec des vêtement laissant voir les jambes, les bras et le tronc. Sans l'avoir prévu non plus, il s'est avéré que ce travail fut une épuration du mouvement, des formes et des structures chorégraphiques. Afin d'en avoir le cœur net et de pousser à sa limite l'idée d'épuration, j'ai demandé aux danseurs de faire un enchaînement nu. J'ai pensé alors que ça devrait aller pour certaines sections, mais que ce serait ridicule pour d'autres. Ce qui s'est passé cette journée-là est assez remarquable et s'est présenté comme une révélation. La structure même de la pièce, soli et duos, permettait aux danseurs de voir l'impact de la nudité lorsqu'ils ne dansaient pas. À la fin, nous sommes tous convenus que c'était là véritablement le costume de cette pièce, qui prenait une toute autre signification que dansée par des danseurs très peu vêtus. Plutôt que d'être dans la séduction émanant de très beaux corps, on était devant une sorte de vérité. Les corps devenaient fragiles et le spectateur, plutôt que d'avoir l'envie d'en amener un dans son lit, souhaitait plutôt les protéger, les couvrir.
Le choix était tout de même audacieux et j'ai failli exclure deux sections de l'œuvre croyant que : « Non, ça c'est trop, le public ne pourra pas ! » Puis je me suis dit : « Pourquoi être le premier à me censurer? Allons-y et voyons. »
Je fus bien inspiré de ne rien enlever, car ces deux sections sont celles dont les spectateurs me parlent le plus, elles sont peut-être les plus marquantes et elles sont peut-être également celles où l'on voit le plus l'homme (la femme) comme un animal.
Les choix au niveau de la lumière ont suivi le même processus : épurer et aller au plus simple.
Qu’est-ce qui est principalement en jeu, en travail, en recherche pour vous dans cette pièce ?
J'ai voulu amener sur la scène, par la structure de la pièce, sa manière particulière de bouger, le rythme de chacune des sections et exclusivement par l’outil que représente le corps des danseurs, à l’exception de la musique et de la lumière, une certaine dureté de la vie que je voyais, surtout chez les jeunes de la rue. J'ai voulu me rapprocher de ces jeunes exclus de nos villes, sentir et comprendre un peu ce qui était en jeu, là.
Le déclencheur de cette recherche est la rencontre d'un jeune junkie que j'ai côtoyé par la suite sur une longue période (sept années). A travers lui, je découvrais un monde totalement insoupçonné. J'ai constaté alors que les limites du tolérable et les limites que la vie même peut atteindre se situaient bien au-delà de ce que je croyais.
Par lui, j'avais également accès à des personnages mythiques bien vivants.
Il était à mes yeux, tout à la fois, Dom Juan (son besoin de se procurer la drogue nécessaire en a fait un maître de la manipulation et de la séduction) et Faust (littéralement, il a vendu son âme au diable).
Donc, ce qui est en jeu, c'est une certaine dureté de la vie. Une très grande solitude, pesante. Les échanges avec l’autre sont durs également, mais le fait d'être deux vient adoucir un peu cette solitude. Il y a une grande tendresse sous-jacente. Il y a l'amour malgré tout, et une volonté de vivre plus grande que chez la plupart des gens.
Voilà essentiellement ce qui fut le moteur de cette création. Tout un chacun, des milliers de spectateurs de tous âges se sont retrouvés et se sont reconnus chez l’un ou l’autre de ces protagonistes, particulièrement dans cette œuvre et cela me fascine encore aujourd’hui. Une autre preuve que le langage du corps est universel ou presque.
Cette pièce est un quatuor dont la précision surprend. Comment écrivez-vous les mouvements ?
La chorégraphie a beaucoup à voir avec les nombres. La Pudeur des icebergs, que j’ai précédemment présenté au Théâtre de la Bastille s'est développée à partir du nombre trois. Pour Amour, acide et noix, c’est à partir du nombre quatre. L'œuvre est dansée à l'intérieur d'un carré marqué au sol (quatre coins), sur une musique comportant quatre saisons, elle est exécutée par quatre danseurs, les seules configurations utilisées sont le solo, le duo ou le quatuor (il n'y a aucune section à trois danseurs). Je suis maniaque au niveau de l'emplacement des danseurs dans l'espace, au centimètre près (de là l’espace circonscrit au sol). Quand ils sont à la bonne place, à mes yeux, l'espace vibre, sinon c'est n'importe quoi. L'espace prend une grande place dans la construction de mes pièces.
Le mouvement, lui, est construit avec la participation du danseur.
J'esquisse quelque chose, ou je pose une question (physique) au danseur en souhaitant que cette proposition soit suffisamment riche pour que ce dernier s'en empare et restitue quelque chose de "nouveau" ou d'inattendu. Ainsi, lorsque c'est le danseur qui trouve la réponse, il y a une appropriation immédiate très forte par ce dernier de la gestuelle. Vous me demanderiez : « qu'est-ce qu'une question physique ? » En voici un exemple : Je demande à un danseur de poser une de ses deux mains sur le genou de l'autre et de voir si, ainsi, il y aurait possibilité de sauter en faisant en sorte que la main sur le genou ne soit pas que décorative, mais utile et même nécessaire à l'exécution du saut ou du porté.
Il y a beaucoup de similitude entre écrire la chorégraphie et écrire un texte. Si j’étais écrivain, mes œuvres récentes pourrait être comparées à du Racine ou à L’Amant de Marguerite Duras. Peu de mots, souvent les mêmes répétés, et un court texte qui dit à la fois tout et l’essentiel.
Qu’est-ce qui préside au changement des séquences ?
Pour cette pièce, et c'est une exception, il y a eu la volonté de travailler, sinon sur la musique, du moins avec la structure même de la musique. J'ai utilisé onze des douze mouvements (il y en a trois par saison) et j'ai entrecoupé chacune des saisons par l'insertion d'une musique radicalement différente.
Dans chacune des saisons l'on retrouve un solo et un duo. Donc, quatre soli et quatre duos. Les sections entre chacune des saisons sont exécutées par tous les danseurs (quatre).
Chacun des soli et chacun des duos, de même que les danseurs choisis pour chacun des soli ou des duos correspond à une saison. Ainsi, pour moi (et ça n'a probablement aucune importance pour la lecture qu'en ferait un spectateur), il y a le solo du printemps avec le danseur X et le premier duo du printemps avec les danseur X et Y. De même tout au long des saisons qui nous amènent au dernier solo de l'hiver exécuter par le danseur H.
Vous travaillez également beaucoup sur a tonicité des interprètes. Quelles qualités de présence recherchez-vous ?
Cet aspect du travail, je le dois surtout à ma répétitrice d'alors : Marie-Andrée Gougeon qui est aujourd'hui la directrice générale de ma compagnie. Les danseurs n'ont qu'une seule tâche à accomplir et doivent se concentrer à ne faire que ça, le mieux possible, qui est d'exécuter un mouvement. En visant la perfection à chaque exécution, tout en sachant qu'on ne l'atteint jamais. On voit donc sur la scène des danseurs concentrés sur ce qu’ils ont à faire, jusqu’à l’obsession. Ils ne sont aucunement, ni jamais dans le fantasme ou la sensation. Ils ne sont jamais dans leur tête. Interpréter du Léveillé est un travail très physique. Les questionnements viennent avant ou après une représentation, jamais pendant.
L'impact d'un tel travail est palpable. Cela se voit et se sent sur la scène.
Si l’on revient à la nudité, représente-t-elle une ou des difficultés pour les interprètes. Si oui, lesquelles ?
La nudité ne représente aucune difficulté pour aucun de mes danseurs qui y sont tous habitués maintenant. Même ceux qui viennent de joindre la compagnie n'en font pas cas. D'abord, ils en sont avertis et s'ils viennent passer une audition, ils sont eu le temps de se faire à l'idée.
Ensuite, la situation est à ce point claire et sans aucune ambiguïté qu’il n'y a pas de crainte à avoir.
Lors d'une discussion devant public, à cette question, l’un de mes danseurs (Justin, pour ne pas le nommer) a eu cette réponse que j'ai trouvée très drôle et très pertinente. Pour lui, être nu sur scène représentait à ce point le costume de ces œuvres, qu'il ne lui viendrait pas à l'idée de sortir dans la rue dans ce costume pour aller faire ses courses.
Non, il n'y a véritablement que deux situations auxquelles il faut porter attention : la propreté des lieux et du plancher de danse en particulier et la température sur la scène et en coulisse, pour les répétitions et les représentations.
Pouvez-vous nous expliquer le titre ?
Amour, acide et noix est une œuvre qui vise à l'essentiel, créée avec tout juste ce qu'il faut pour que ça se tienne. Il n'y a aucun superflu, que l'essentiel. Dans un sens, ce serait une pièce très classique plutôt que baroque.
J'ai voulu rester au plus près de cette idée et autant que faire se peut, ne nommer que l'essentiel par le titre. L'amour, d'abord et avant tout, un besoin premier. L'acide pour représenter toute substance qui peut rendre la vie un peu plus supportable, et ça peut aller de la tasse de thé à l’injection d'héroïne et finalement les noix, utilisées comme analogie à la nourriture réelle, tangible et terrestre, dont on a besoin pour vivre.
Propos recueillis par Aude Lavigne
76, rue de la Roquette 75011 Paris