Une comédie noire futuriste
Une parabole moderne
Jouer pour déjouer la guerre
Entretien avec Issam Bou Khaled
Archipel imagine Beyrouth dans un siècle... En 2100, une canalisation remplie de détritus relie la côte libanaise à l’île de Chypre : trois êtres, un aveugle, un sourd et une muette, dont l’âge reste indéfini tentent d’y vivre. Leur existence est bouleversée par l'arrivée d'un nouveau déchet : une enfant-éprouvette jetée pour défaut de fabrication. Cette intrusion engendre une agitation qui va révéler le passé de chacun et fait naître un désir de retour à la surface dans le but de participer à l'événement du siècle : l'arrivée à Chypre par voie de terre !
Par le Collectif SHAMS de Beyrouth. Version française du texte Sawsan Bou Khaled.
« Pendant la guerre, les enlèvements et les exécutions étaient choses courantes à Beyrouth. A la fin de la guerre, dans un des quartiers de la ville, les déchets et les décombres mais aussi des cadavres et des morceaux de corps ont ensuite été jetés à la mer. C’est ainsi que nous avons gagné un kilomètre de terre solide en plus, sur lequel on a planifié la construction de projets architecturaux très sophistiqués… On détruit pour construire, on fait des guerres pour faire des paix, tous les processus aboutissent à des déjections qui s'accumulent quelque part dans les oubliettes de l'Histoire et dans les déblais de la Géographie.
Comme des indigents qui fouillent dans les poubelles pour y récupérer des objets ou même de la nourriture, les personnages d'Archipel fouillent aujourd'hui dans les déchets de notre histoire ! Cela donne un divertissement grotesque avec des infirmes loufoques et pathétiques, incapables de communiquer entre eux, dans un décor insolite et fascinant. »
Issam Bou Khaled
Une fois de plus Issam Bou Khaled et ses complices créent un univers singulier. Une parabole moderne qui emprunte au cinéma et à la bande dessinée. C’est beau et fou, tragique et drôle, énigmatique et troublant. C’est un tableau de Brueghel revisité par Kafka et les Marx Brothers, une sorte d’Hellzapoppin dans les Bas-fonds, une farce surréaliste empreinte de poésie. Un conte de demain.
« Quand on vit à Beyrouth - c’est-à-dire le cul entre deux guerres - et que l’on est « gens de théâtre » - c’est-à-dire le visage entre deux masques (celui qui rit et celui qui pleure) – on « joue » pour déjouer la guerre. La guerre qui cherche à détruire la vie, et qui s’en prend même à la mort, qui s’attaque au devenir des vivants en s’attaquant à tout ce qui fait leur mémoire, les lieux et les liens, le tissu vivant des travaux et des jours, la guerre qui s’exhibe en images de cadavres et de décombres… Alors, les hommes lui font la nique, ils s’emparent de ce qu’elle s’acharne, à faire disparaître, les rues et les demeures, les personnes et leurs histoires, et les métamorphosent en images, en récits, en matière poétique transmissible, et s’il se trouve dans les parages des « gens de théâtre » qui n’ont pas oublié leurs origines de baladins, la vie prend sa revanche, et le théâtre met en échec, le temps d’un spectacle, l’œuvre des armes et des armées, et crée un espace où des hommes et des femmes peuvent découvrir que la guerre n’est pas la forme décisive de notre avenir.
Depuis l’aventure fabuleuse du Théâtre Hakawati, de 1978 à 1992, nous écrivons nos propres spectacles, à partir de faits divers récents et/ou de chroniques anciennes, avec ceux qui les ont vécus ou connus ou entendus, au travers d’un travail de création collective qui se nourrit de documentation, d’improvisation, de discussion et s’échappe volontiers dans le rire, la parodie, la fête et la mise en abyme. Quelques exemples : Chroniques de 1936, Les Jours de Khyam, La Mémoire de Job, Jardin Public, La Porte de Fatima… Au centre de ce travail sur la mémoire collective, il y a, bien sûr, le besoin de forger la résistance morale et culturelle aux agressions et aux massacres perpétrés de façon implacable par Israël depuis un demi-siècle ainsi qu’aux discordes fratricides confessionnelles engendrées par la carence de l’État dans la gestion de la guerre.
Shams, la première coopérative artistique du jeune théâtre et cinéma libanais, gère actuellement un espace culturel, le Tournesol, dont la vocation est d’être un lieu de création, de débat et de rencontres interconfessionnelles et interdisciplinaires ouvert aux jeunes Libanais. L’objectif principal est de sortir les jeunes de leurs communautés et de leur sous-culture régionale ou religieuse, en suscitant des moments de partage, de solidarité, de communication et en mobilisant les esprits autour des problèmes vitaux occultés par la politique aberrante actuelle : la citoyenneté, le droit des jeunes, le statut de la femme, l’émigration, la drogue, la pollution, l’exclusion et le racisme… »
Roger Assaf
Extraits de l’entretien avec Bernard Magnier - janvier 2008
Pouvez-vous nous raconter la genèse de votre spectacle ?
L’idée de la pièce est née durant la reconstruction du pays,
dans une période de paix fragile souvent menacée. Je me
souviens que les premières répétitions ont été interrompues
deux fois, pour plusieurs jours, suite aux bombardements
israéliens sur les stations d’électricité. Il n’y avait pas encore
de générateur au théâtre de Beyrouth que Shams venait
d’ouvrir après deux ans de fermeture.
Quelles étaient vos intentions ?
Je voulais parler de la guerre, des gens, des victimes oubliées,
du futur, de mes soucis et de mes craintes mais sans tomber
dans le mélodrame. Je voulais évoquer cette paix fragile et
cette société qui vit toujours une situation de guerre camouflée,
souterraine qui durera éternellement à ce qu’il paraît.
Evoquer aussi ce pays menacé d’être envahi par ses voisins
ou d’exploser de l’intérieur. C’est pourquoi j’ai décidé de
faire une comédie noire « futuriste » !
Comment est née l’idée de ces personnages enfermés dans
une canalisation au milieu des immondices ?
Pendant la guerre, les enlèvements et les exécutions étaient
choses courantes à Beyrouth. A la fin de la guerre, dans un des
quartiers de la ville, les déchets et les décombres mais aussi
des cadavres et des morceaux de corps ont ensuite été jetés à la
mer. C’est ainsi que nous avons gagné un kilomètre de terre
solide en plus, sur lequel on a planifié la construction de projets
architecturaux très sophistiqués… Quelle ironie mordante !
Dans les livres d’histoire, on nous apprend que le Liban est le
pont entre l’Occident et l’Orient, alors ce kilomètre est, peut être,
une première étape pour la construction réelle de ce pont…
Et vous avez donc installé vos personnages dans ce lieu…
L’idée d’Archipel est née sur le principe d’une logique inversée,
où l’illogique même devient logique… Puisque notre société ne
peut arriver à résoudre les causes de la guerre, puisque nous
sommes un petit pays qui risque d’être envahi et bombardé
souvent par les autres et surtout par Israël, puisque détruire et
reconstruire est un business pour certains… alors, changeons
de logique ! Disons que la guerre est un besoin pour le pays,
comme ça on ne cherchera plus à résoudre les causes de son
déclenchement. Pendant et après la guerre, un dynamisme se
crée dans le pays avec un rôle pour chacun, soit faire la guerre,
soit être tué (une guerre sans victimes ne compte pas !)… Si on
perd des kilomètres face à un ennemi, on peut faire une guerre
civile pour récupérer ce qui a été perdu et ainsi après des centaines
de guerres, donc des centaines de kilomètres gagnés,
on pourra arriver à Chypre, l’île salvatrice, l’échappatoire pour
beaucoup de Libanais pendant la guerre.
Voilà comment est né Archipel. C’est l’histoire de l’avenir de
notre société, tel que je le vois !
Que représentent les trois personnages, le sourd, le muet
et l’aveugle ?
Ces trois êtres noyés dans les égouts constituent un échantillon
d’une société aveugle, muette et sourde, au sein de
laquelle toute communication normale est impossible, chaque
dialogue entre deux personnages a besoin de passer par le
troisième. Leurs histoires sont basées sur des faits réels
mais j’ai choisi d’en faire une vraie comédie, avec beaucoup
d’humour noir et d’ironie.
Et le quatrième personnage venu de l’autre monde ?
C’est le futur et l’espoir qui ressurgissent avec l’arrivée de
cet enfant éprouvette. Mais, on ne tardera pas à découvrir
que ce nouveau venu n’est qu’une expérimentation ratée et
qu’il n’emmène avec lui qu’un surcroît de désespoir. Dès
lors, la seule attente réelle ne peut être que celle de la mort,
une mort à plusieurs reprises s’il le faut.
Comment avez-vous construit ce spectacle ? En solitaire ?
Ou en collaboration avec les acteurs ?
Je travaille normalement sur plusieurs niveaux. Dans une
première étape, je travaille sur la vision du spectacle, sa
forme, l’arrière-pensée politique, la construction, les caractères
des personnages et leurs histoires, la mise en scène et
la scénographie, et des essais de dialogues. Ensuite, le
développement de ces propositions et de cette vision se
matérialisent avec toute l’équipe pendant les répétitions.
Chacun participe et donne son maximum pour l’évolution et
la réalisation finales. Je crée et je construis en fonction des
personnes avec qui j’ai envie de travailler. Entrer dans une
telle aventure n’est pas une chose évidente et simple pour
tout comédien. La réussite dépend de l’équipe. Archipel n’aurait jamais existé sans tous ces artistes de grande qualité
qui ont accepté de prendre le risque et la responsabilité
de ce spectacle en toute confiance avec moi. Chacun d’eux
est exceptionnel à sa manière. Dans l’équipe, il y a ma femme,
ma soeur, mon professeur à l’université et des amis, mais au
travail ce ne sont que des artistes créateurs.
Vous reprenez ce spectacle après l’avoir créé en 1999,
quelle est son actualité ?
J’ai créé Archipel en 1999, nous avions un kilomètre de terres
en plus. En 2006, l’armée de Tsahal et ses bombardements
ravageurs ont causé des milliers de morts, de blessés et des
destructions massives. Suite à ceci, il y a eu des centaines de
mètres en plus puisque, de nouveau, tout a été jeté à la mer.
C’est effrayant de voir l’Histoire se répéter, comme si le
monde dans lequel on vit était figé. Je peux donc reprendre
Archipel aujourd’hui comme si c’était une création, sans
aucun changement, la pièce est toujours d’actualité. C’est
affreux de réaliser à quel point nous sommes morts dans
notre vie avant de mourir pour de vrai…
Extraits de l’entretien réalisé par Bernard Magnier en janvier 2008
Parc de la Villette 75019 Paris