Anatoli VASSILIEV : un iconoclaste magistral.
Anatoli Vassiliev va elaborer un spectacle très personnel à partir de différents textes russes classiques et contemporains, en particulier à partir des trois soeurs et Tchekhov, mais sans que cette pièce soit le support unique du spectacle bien au contraire. Une expérience unique à Saint-Etienne.
Lorqu'Anatoli Vassiliev m'a confirmé son accord pour réaliser un atelier spectacle avec les élèves de troisième année de l'Ecole du Centre Dramatqiue National, je dois avouer que je me suis senti particulièrement comblé, à la fois pour la Comédie de Saint-Etienne qui sera ainsi le premier théâtre français à avoir la chance de produire un spectacle de cet illustre homme de théâtre, mais surtout pour les élèves qui vont pouvoir profiter des leçons de celui qui est considéré comme l'un des plus importants formateurs de comédiens de ce siècle.
Daniel BENOIN
Anatoli VASSILIEV : un iconoclaste magistral.
Dans le cadre du projet "Théâtre de la langue, la langue des théâtres"
organisé par l'Académie Expérimentale des Théâtres, Eric Vigner présentait son
action samedi 7 juin au Domaine de Kerguehennec, près de Lorient. "Comment cela se
fait-il?" avait été placé par le metteur en scène sous le signe du hasard (et)
des rencontres . Quand le maître de cérémonie eut quelques heures durant tendu son fil
mythique entre son lieu, des textes et ses compagnons de route théâtrale, il le passa au
grand témoin de son travail, Anatoli Vassiliev, qui lesta de plomb le fil.
Rencontres.
Le Maître, rencontré à Moscou par le groupe de l'Académie cinq ans auparavant, a
la minceur pâle, le cheveu long et la gravité mystique d'un héros de Dostoïevski; il
évoque d'abord la rencontre de"son" lieu, le théâtre Oural: les répétitions
de Cerceau de Victor Slavkine, la longue nuit à boire pour attendre le matin
-"Moscou n'est belle qu'à l'aube"-, le hasard d'un bâtiment improbable, qu'il
montre à ses compagnons, convaincu qu'il serait son lieu ; cela le devient, bien plus
tard. Passe le souffle d'une nostalgie : cette mémoirel) d'un hasard et de son travail
théâtral va disparaître ce mois-ci et laisser place à un théâtre neuf, plus grand.
Cerceau encore, repris à Bobigny en 1988 , un hiver de grèves, le conduit devant la
Comédie française ; colère, le maître jure de faire un spectacle "contre
eux", ces gens d'un Paris qu'il n'aime pas encore: "à l'époque, en 88,
c'était impensable!". Puis c'est la rencontre, à Bruxelles, avec Grotowski et
Michelle Kokosovski .
Brûler les icônes pour naître à l'Art.
Questionné par Vigner sur son "commencement" théâtral, Vassiliev entre
dans le vif de sa philosophie: "Il est plus facile de raconter comment ça finit.
Tout commence par l'amour pour l'art dramatique; cet amour est éphémère, il dure le
temps de la maturation de l'homme. Pour que l'artiste devienne adulte, il faut que son
amour du théâtre meure et renaisse. Alors il mûrit comme artiste. Si un homme de
création ne passe pas par cette étape , il restera amateur." Et d'expliquer qu'en
russe, le verbe aimer appliqué au théâtre renvoie à la notion d'amateurisme:" A
ce symbole sémantique, beaucoup se brûlent". Ses jeunes élèves refusent de
sacrifier leur amour pour le théâtre et entrent en conflit avec lui:" J'ai l'air
cynique ou indifférent ou criminel , j'ai l'air d'un Dom Juan de théâtre ; alors je
cesse d'être un modèle. Celui qui aime le théâtre veut le voir comme une icône et
prier: c'est une erreur. On vient au théâtre par amour. Après, il faut cette défaite
amoureuse. Alors l'artiste naît."
L'art de partir.
" Au théâtre de la Taganka où j'avais fait le Cerceau , mes rapports avec la
troupe avaient changé; j'avais des problèmes dans ma vie personnelle. Un jour, on devait
tourner une vidéo de mon spectacle; je suis venu; j'ai regardé les techniciens
travailler... Tout était nul ,trivial , vulgaire; cela a fait un scandale terrible, il
n'y a pas eu de tournage. Ce jour-là j'ai compris, je suis parti; pour toujours. C'était
le printemps, il pleuvait; je me suis senti bien. Une semaine plus tard, on m'a proposé
le théâtre Ouran. Maintenant je revis les mêmes événements; je vais perdre davantage.
Je suis à un point très tragique. J'ai construit cette maison pendant dix ans, fondé
une école, élaboré une théorie, un répertoire; ma vie devient triviale; je dois
prendre une décision pour garder mon amour intact pour le théâtre. Quand l'amour
devient une habitude, c'est la fin.
L'art de jouer .
J'ai donc quitté le théâtre de répertoire; j'avais épuisé ma méthode, et moi.
Cela a été le début du travail en laboratoire, le début de la pédagogie. Tout acteur
ne peut pas travailler en laboratoire; cela exige un grand courage, une témérité; ce
n'est pas pour les faibles. Il est plus facile de monter des spectacles. En ce moment
Valérie Dréville travaille sur Amphitryon : elle ne travaille pas un rôle, elle est en
recherche dans le laboratoire par rapport à ce rôle; elle explore la méthode, cherche
comment parler, agir. Elle travaille huit heures par jour, six seule, deux avec moi. La
recherche doit se terminer par une forme qu'il faut présenter. Le répertoire doit être
très large. Mais ma vie de chercheur est aussi terminée. J'ai perverti mon théâtre par
une vie de laboratoire. Il faut trouver la limite , pour le temps - un an, deux?-, les
personnes - cela doit changer , dans le groupe, à part le noyau dur, une ou deux
personnes, trois?-. Mon style consiste à explorer la métaphysique de la vie.
Le théâtre français ?
Ne soyez pas vexés. Nous parlons des langues différentes; nous avons des niveaux de
scénographie différents. La scénographie française est plus forte et plus belle que la
russe; son aspect est meilleur. Nous n'avons pas le même répertoire. Si je regarde les
procédés de travail de l'acteur avec mes yeux de non-francophone , je vois que l'acteur
français comme le russe essaie de rendre le réalisme de ce qu'il éprouve -son histoire
personnelle. Ce réalisme-là est pour moi un objet de réflexion. En France il y a
davantage de sentimentalisme que chez le russe: l'acteur français veut agir sur les
sentiments de son partenaire; cela ne vole pas très haut, se limite à des rapports
familiers, à la maison, au lit. C'est peu! Quand on essaie d'ajouter autre chose, on se
heurte à l'acteur: l'acteur français est athée: c'est une porte fermée à l'âme.
L'acteur français est humaniste: le conflit dramatique est un antagonisme , un problème
philosophique profond; or face au conflit, l'humaniste devient agressif. Le conflit reste
donc à la surface car il est couvert d'une idée positive, d'amour. Voici mes problèmes
avec les acteurs.
La mort du discours théâtral .
Vous ne faites pas attention à la mélodie du discours français: elle est
différente de l'intonation théâtrale. J'ai vu ici beaucoup de spectacles; presque tous
ont la même intonation théâtrale; je l'entends très nettement. Tous les mots français
ont un accent tonique sur la fin; c'est toujours la même mélodie. Cela fait un discours
mort. Il n'est ni divers ni musical; c'est un problème fondamental. C'est la même chose
en Russie , mais je l'entends moins bien . Ici quelques trop rares metteurs en scène
veulent y échapper, ce n'est pas un objet de recherche our le théâtre français .
L'intonation a en elle une idéologie, plus que le mot lui-même. La même musique
signifie la même idéologie. Les répétitions, les discussions sont très intelligentes
mais après, on entend un discours banal; l'intonation recouvre une idéologie banale. Le
désir d'emplir un mot d'un contenu contredit le contenu que le mot reçoit de
l'intonation. Pour cette raison le théâtre français ne va pas bien.
La méthode.
Il y a des traditions comme celle de l'école russe. L'action psychologique est la
garantie d'un discours beau mais pas banal. Dès que l'action des textes psychologiques
est construite, la mélodie de la parole devient la mélodie de l'auteur. J'écoutais mes
pièces à la radio et je comprenais. Je réunissais les acteurs pour analyser la scène
et nous répétions de nouveau. La mélodie de la parole est en rapport avec le contenu du
jeu. Comment dire Shakespeare, Molière, Maeterlinck? Il faut briser le cliché de
l'intonation théâtrale et trouver l'intonation de ce drame. J'ai étudié les prières,
les chants byzantins, les tragédies antiques... L'intonation tragique est expurgée de
tout sentiment éprouvé. Le poète russe Blok parle de "tragédie avec yeux
secs"; l'intonation doit être sèche, ascétique, ne rien exprimer. C'est
paradoxal."
Le Maître aux mots d'airain sourit alors aux jeunes prométhées du théâtre assis en
cercle devant lui, puis il abandonne le reste du discours à un signe vague de sa longue
main pâle ; un silence aux yeux secs tombe sur l'assistance.
Dominique Lacroix
7, avenue Emile Loubet 42000 Saint-Etienne