« Maintenant encore, les matchs du dimanche, dans un stade plein à craquer, et le théâtre, que j’ai aimé avec une passion sans égale, sont les seuls endroits au monde où je me sente innocent. » Albert Camus
Lilas et son frère Harwan ont une partie de leur histoire cachée de l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie. Une histoire qui bégaie, qui a besoin d’un pont pour aller d’un mot à l’autre. Depuis toujours, Lilas a la nostalgie de ce pays qu’elle ne connaît pas, quand Harwan, lui, ne veut pas en entendre parler, estimant que tout ça ne les a jamais regardé en face. Leur rencontre avec Méziane, musicien et professeur d’arabe à ses heures perdues, va venir créer un lien entre cette fratrie qui ne se comprend plus.
Associée au Grand T – Nantes, l’auteure, metteure en scène et comédienne Anaïs Allais pratique dès ses premières pièces Le Silence des chauves-souris et Lubna Cadiot (x7) une écriture sensible qui puise dans un patient travail documentaire de quoi tisser des liens entre fiction, autofiction et Histoire.
Partant de son grand-père, Abdelkader Benbouali, comme personnage de fiction, l’auteure metteure en scène tente de tirer les fils de cette histoire blessée, sur fond de colonisation et d’indépendance, de ces fêlures qui courent encore aujourd’hui aux deux rives de la Méditerranée. Abdelkader Benbouali a été l’un des premiers footballeurs professionnels algériens français à poursuivre une carrière en métropole. Champion de France avec l’Olympique de Marseille en 1937, sélectionné dans l’équipe de France pour la Coupe du monde de 1938, il a fait ses armes au Racing universitaire d’Alger, comme un certain Albert Camus, avec qui il joua au poste de défense au début des années 30.
La suite de l’histoire va les séparer, l’un connaîtra le succès que l’on sait, l’autre, exilé, restera dans l’ombre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Benbouali rentre en Algérie où il s’intéressera progressivement à la lutte indépendantiste algérienne et collaborera avec le FLN. En 1958, il est arrêté par les parachutistes français. Le lieutenant chargé de l’interroger était un supporteur inconditionnel de l’OM. L’attachement à son club de cœur se révélant plus fort que celui qu’il avait pour l’Algérie française, il s’abstint de le torturer. De nombreux Algériens n’auront pas cette chance.
« Vous allez vous battre contre vous-même, donc dans tous les cas, vous serez un champion. Votre champion. » voix du coach
Il y a des histoires qui aiment à se cacher, à se dissimuler. C’est le cas de Au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été, et c’est le cas, plus largement, de cette histoire franco-algérienne. Pendant longtemps, ce projet n’a été qu’un titre flottant au dessus de nos salles de répétition. Un mantra. Et j’ai très vite senti l’impossibilité de toute préméditation quant au rendu final.
J’avais comme point de départ, ou plutôt comme porte d’entrée, la figure de mon grand-père maternel, Abdelkader Benbouali, que je n’ai jamais connu. Il était footballeur professionnel dans les années 30, du temps de l’Algérie française. En commençant mes recherches sur lui, je me suis rendue compte qu’il avait passé le clair de sa vie à frôler la grande Histoire. Un frôleur à qui l’Histoire n’a jamais rendu les honneurs. Un récit manquant. En parallèle de sa biographie que je reconstituais au compte-goutte, j’ai donc énormément lu sur le rapport entre foot et politique dans cette histoire coloniale. C’était passionnant mais je n’arrivais pas à trouver mon lien intime avec cette nouvelle sémantique – je ne m’étais jamais intéressée au football. C’était purement intellectuel. J’ai persévéré pendant six mois jusqu’à me rendre compte que ce serait sans doute non-advenu, je ne serai jamais spécialiste de foot et ma parole sur ce sujet me semblait être une vaste imposture. Il s’agissait d’un nouveau langage et je devais me rendre à l’évidence, c’était trop tard, je ne serai jamais bilingue en la matière.
J’ai donc dû prendre un virage à 180 degrés et me reposer cette question fondamentale : Qu’est-ce qui m’est nécessaire de dire aujourd’hui ? Qu’est-ce qui est pour moi urgent de partager ? Je devais à nouveau me plonger dans mon rapport à l’Algérie. Repartir en errance comme je l’avais fait pour mon premier texte Lubna Cadiot, qui peignait la fresque d’une lignée de femmes franco-algériennes de 1950 à nos jours. Repartir en errance. Un marécage. Des sables mouvants. J’ai appris il y a peu que quand on est physiquement dans des sables mouvants, la grande erreur c’est de tenter de faire des gestes vifs pour s’en sortir le plus rapidement possible. C’est comme ça que la masse autour enserre, de plus en plus fort, et mure le corps. Il faut en fait fermer les yeux d’abord, se reconnecter à soi, respirer profondément, chasser la panique, puis doucement soulever une jambe et mettre le genou au sol, le tibia posé sur la surface, et ensuite, encore plus doucement, enlever l’autre jambe et faire le même mouvement. Et là, seulement, on peut à nouveau disposer de ses jambes. Malgré la temporalité de production et la création qui approchait à grands pas, j’ai opté pour cette technique.
J’ai donc erré, de documentations en voyages et contemplations, de laboratoires en tentatives d’écriture, sans savoir quel récit hébergerait nos intuitions, à l’équipe et à moi… jusqu’au jour où le comédien François Praud, engagé sur le projet sans savoir ce qu’il y jouerait, a voulu apprendre une chanson chaâbi extraite du magnifique documentaire El Gusto de Safinez Bousbia, une pièce de puzzle parmi d’autres. J’ai donc contacté un technicien son du théâtre le Grand T, que je savais Algérien, pour qu’il vienne donner un cours ponctuel de prononciation à François. Je les ai regardés, leur ai tourné autour, et ai été immédiatement fascinée par ce que je voyais, voulant le voir tel quel au plateau comme un Ready made de Marcel Duchamp, tant la puissance métaphorique de cette scène me semblait inépuisable. Voilà la langue qu’il était encore temps d’explorer, quitte à avoir éternellement un accent.
J’ai donc proposé à ce technicien de revenir expérimenter avec nous et d’apporter ses instruments - il était aussi musicien. Je lui ai beaucoup parlé de mon Algérie, il m’a parlé de la sienne. Le projet avait désormais un visage, celui de Méziane Ouyessad. Nous étions en décembre 2017 et il était l’invincible été de notre hiver. J’ai commencé à construire le spectacle autour de cette pièce maîtresse qui devenait le liant entre mes intuitions et le plateau. Méziane arrivait avec l’Algérie d’aujourd’hui, celle qui a continué à vivre après l’indépendance de 1962, celle qui reconstruit sur des ruines et qui n’a que faire des fantasmes et de la nostalgie, celle à qui on doit nos ponts de fortunes entre les deux rives.
L’idée était d’incarner au plateau une nouvelle génération, qui n’oublie pas le passé, mais qui l’utilise pour écrire une nouvelle page de notre histoire à deux mains. L’une en Algérie, l’autre en France. Une même génération qui ne veut plus être prisonnière de ce passé. En France, un passé qui est tu (celui de ceux qui ont fait la guerre d’Algérie), en Algérie un passé omniprésent (celui des moudjahidin qui nourrit la rente mémorielle).
Méziane est physiquement à la frontière scène/salle avec ses instruments. Il est le pont entre réalité et fiction, entre le temps de la représentation et celui du récit. Il est le lien entre les spectateurs et les personnages, incarnés par François Praud et moi-même. Avec la scénographe Lise Abbadie, j’ai travaillé sur la forme la plus simple possible : un bureau (l’espace intime de la fratrie), un tulle (support des images d’Alger) et un praticable derrière ce tulle qui permet une surélévation de l’image.
En octobre 2017, je suis partie à Alger avec Isabelle Mandin des films Hector-Nestor, vidéaste venant exclusivement du documentaire, pour aller tourner des images qui seraient comme une invitation au voyage, à la contemplation, à découvrir une Algérie encore peu visitée aujourd’hui. La difficulté de tourner dans l’espace public à Alger lui a permis de trouver un autre langage filmique, fait de plans fixes ou d’images volées en voiture, comme si on prenait le pays en filature. Le créateur son Benjamin Thomas a ensuite travaillé ces images comme on travaille en post-production au cinéma tandis que le créateur lumières Sébastien Pirmet créait les espaces autour de ces vidéos, du bureau et du praticable.
Au milieu de l’hiver j’ai découvert en moi un invincible été s’inscrit dans une recherche que je mène depuis 2012 avec Lubna Cadiot suivi en 2015 du Silence des chauves-souris autour de la notion mouvante d’identité. Je n’ai de cesse de questionner l’endroit où le passé refuse de mourir en se nichant dans le présent comme une cellule cancéreuse et comment le théâtre peut devenir le lieu, si ce n’est de la réconciliation ou de la guérison, au moins de la consolation.
Anaïs Allais
15, rue Malte Brun 75020 Paris
Station de taxis : Gambetta
Stations vélib : Gambetta-Père Lachaise n°20024 ou Mairie du 20e n°20106 ou Sorbier-Gasnier
Guy n°20010