Dans les pièces de Caterina Sagna, les corps dansants semblent nous parler et les mots se mouvoir. Une fois de plus, la chorégraphe italienne explore dans sa nouvelle création, Bal en Chine, un langage pluriel faisant éclater les frontières des disciplines. Mais il ne s’agit pas d’un bal, ni de la Chine et encore moins du chorégraphe Balanchine. Alors de quoi parle-t-on ? Cette pièce suggère plusieurs pistes toutes aussi trompeuses que les sentiments des protagonistes. Dans un immeuble de banlieue, des locataires aux préjugés tenaces sont en proie à des réactions xénophobes. L’arrivée d’une famille chinoise accroît les hostilités. Et pourtant, les habitants se laissent peu à peu surprendre. Ils en viennent finalement à fantasmer leur propre « Rêve Chinois ».
N.T.
Nicolas Transy : Vous abordez dans votre prochaine création la question de l’étranger et de sa perception. Qu'est-ce qui a motivé le choix de cette thématique ?
Caterina Sagna : Les problématiques liées à l’étranger sont quasiment les mêmes depuis toujours. Nous oublions trop souvent qu'elles se répètent. Beaucoup d’animaux défendent leur territoire et luttent sans cesse pour le conserver face aux menaces étrangères. Un jour, l’homme s’est différencié de l’animal. Pourtant, il y a des comportements primitifs qui demeurent enracinés, malgré le processus d'émancipation nommé « civilisation ». Nous faisons beaucoup de discours sur notre supériorité. Nous nous sentons instinctivement au-dessus des autres. Cela n’empêche pas que chacun favorise et protège les intérêts de sa propre communauté et de son cercle restreint. On cherche alors à inventer des lois augmentant les droits des autochtones et diminuant ceux des étrangers qui nous effraient.
N. T. : Dans la pièce, les Chinois sont victimes de xénophobie, mise en exergue par un texte qui véhicule de forts préjugés, des sentiments de peur et de rejet exacerbés. Par exemple : « On dirait des insectes » - « J'ai peur qu'ils fassent cuire des chiens ». Avez-vous cherché à montrer toute l’irrationalité de cette phobie ?
C. S. : Une citation d’Umberto Eco est au cœur de ma réflexion : « Avoir un ennemi est important non pas seulement pour définir notre identité mais aussi pour obtenir un obstacle pour mesurer notre système de valeurs et montrer grâce à cette confrontation, notre propre valeur. »
Nous trouvons toujours des excuses extérieures pour justifier la rage intérieure que nous ressentons. Et plus ces justifications sont affirmées et reprises par la collectivité, plus nous croyons à leur véracité, à leur réalité effective. Répéter encore et toujours les mêmes mots consolide nos prises de position : les opinions se cristallisent et les discours tenus persuadent, à tel point que la phobie se transforme, à nos yeux, en « vérité ». Cette objectivité illusoire légitime notre rage et l’autorise à se manifester sous forme d’agressivité envers les autres.
N. T. : Les Chinois forment donc de parfaits boucs émissaires et catalysent toutes les peurs et angoisses des autochtones. En somme, ils sont l'ennemi nécessaire. Comment évoluera cette dualité dans le déroulé de la pièce ?
C. S. : Il n'y a aura pas de vrais Chinois mais des personnages qui découvriront leur propre Rêve Chinois. Ils vivront ainsi plusieurs transformations, jusqu’à adhérer complètement à la poésie de leur « monde chinois » fantasmé. Autrement dit, stimulés par leurs imaginaires, ils finiront par être dépassés par leur propre représentation.
N. T. : Pouvez-vous nous parler de la structure de la pièce et du déroulé de l'action ?
C. S. : Chaque partie est bien distincte des autres et séparée par un événement sonore ou visuel : une sorte d’intermezzo. Le fait d’avoir un événement particulier qui scinde la continuité de la narration justifie l’avancement des différents états des personnages et évite d'expliquer exactement ce qui s’est passé. Dans chaque partie, les personnages ont des rapports très spécifiques entre eux et les thèmes des différentes parties pourraient être résumés par des énoncés, comme par exemple : « moi contre les autres », « nous contre eux », « nous sans personne contre qui s'opposer », etc.
N. T. : Dans une des parties, les habitants sont finalement envoûtés par la Petite Chinoise, qui est l'un des locataires. Elle incarne une vision stéréotypée de la Chine et lorsqu'elle veut abandonner son rôle, on la supplie de continuer. Que dévoile cette sympathie soudaine ?
C. S. : La métamorphose de la Petite Chinoise constitue – actuellement - l’événement central de la pièce. Un locataire (un homme) décide de se transformer afin de combler le vide dû à l’« ABSENCE » des Chinois. Il suit donc simplement ses désirs sans donner d’explication, ni au public, ni à lui-même. Pour moi, c’est son corps qui décide d’incarner la Petite Chinoise. Le rationnel se désagrège et l’esprit peut ainsi s'adonner à l’imaginaire. La sympathie pour la Petite Chinoise n’est donc pas raisonnée : les autres personnages restent fascinés par ce qu’ils découvrent, par la puissante liberté de l'imaginaire.
N. T. : Vous travaillez en étroite relation avec le dramaturge Roberto Fratini Serafide depuis une dizaine d'années. Pourriez-vous nous parler de votre collaboration, sachant que vous participez à l'écriture des textes de vos spectacles ?
C. S. : Roberto est toujours à l’écoute de ce que je veux dire et m'aide à verbaliser avec précision ce qui émerge de ma réflexion. Il traduit en somme mon langage maladroit. Il donne voix aux envies et les nourrit du champ de ses connaissances. J’apprécie en particulier sa capacité à sauter d’un argument à l’autre sans jamais perdre de vue le propos de départ. Il intègre bien souvent des matières très disparates, réussissant néanmoins à les connecter aux thèmes en question et à les faire résonner. Son écriture est parfois surprenante, il s’amuse à faire des « sauts » dans tous les sens : sauts temporels, spatiaux, émotionnels…
N. T. : On peut entendre dans le titre de la pièce un homophone : Balanchine. Est-ce une référence souhaitée ou bien seulement un clin d’œil au chorégraphe américain ?
C. S. : Le titre dévoile que la pièce est conçue et se déroule à partir d’une fausse piste. Notre cerveau est habitué à faire des liaisons. Il fait nécessairement des connexions, il DOIT en trouver. Il cherche désespérément du sens dans ce qu’il voit, entend, ressent, et cela en fonction des données accumulées tout au long de son expérience. Le titre Bal en Chine suggère plusieurs connexions, toutes trompeuses, comme les sentiments d’isolement et de haine qui animent les personnages au début de la pièce. En fait, nous ne sommes pas en Chine, il n’y a pas de Chinois, il n’y a pas de référence à Balanchine. Il ne s'agit que de locataires d’un immeuble de banlieue embourbés dans leurs préjugés tenaces qui se laissent peu à peu surprendre et toucher par l'imaginaire chinois...
76, rue de la Roquette 75011 Paris