Dans le Berlin des années 20
Définition
Intention
Représenter l'histoire au théâtre
Réalité, fiction, manipulation ?
Dans le Berlin des années 20, Gueule d’Amour, soldat français défiguré en 1917, devient une icône du cinéma d’horreur expressionniste. Au même moment, le nazisme commence à balayer toute distinction entre hallucination et réalité, imposant une vision totalement inventée de l’Allemagne, inaugurant sa gigantesque entreprise de manipulation des esprits.
« Un jour on mettra des mots sur les images et les images diront n'importe quoi. On convoquera des auteurs de théâtre pour écrire des dialogues stupides, des musiciens de cabaret pour jouer des chansons idiotes. Alors ce sera le début du cinéma bavard et la fin des acteurs muets. La réalité s'accouplera à la fiction et le monde sombrera dans le bruit, la tyrannie, la cacophonie. Le pouvoir appartiendra à celui qui parlera le plus fort. » F.W. Spau in Bastringue
Bastringue : n.m. (XIXè, origine incertaine) pop.
1) Bal de guinguette ; cabaret où l'on danse. Aller danser dans un bastringue. Par ext. Orchestre bruyant. Les flonflons d'un bastringue. Faites taire ce bastringue !
2) Désordre bruyant, tapage. Quel bastringue chez nos voisins !
3) Attirail, fatras d'objets hétéroclites. Il est parti avec tout son bastringue.
Je voudrais faire en sorte que le public vive cette histoire à travers le regard de Gueule d’Amour. D'une certaine façon, son parcours épouse celui des spectateurs : chacun est le témoin muet d'un jeu manipulant la réalité. Plus on avance, plus il devient difficile de savoir si Gueule d’Amour s'adresse à des personnages historiques, fictifs ou bien encore à des comédiens. Quand bien même il le voudrait, Gueule d’Amour demeure impuissant à changer le cours de l'intrigue bien qu’il en soit en quelque sorte l’épicentre. Il subit les événements et reste à la merci des acteurs de théâtre autant que des acteurs de l'Histoire. En somme, Gueule d’Amour et le public subissent une même chute vers un monde sans identité et sans repaires.
La dynamique générale de la pièce est un crescendo vers la folie, celle de Gueule d’Amour mais aussi celle du nazisme. Je traduirai cette dynamique grâce à l’évolution des codes de jeu, des costumes et des éléments de décor. Le début est ainsi ancré dans le réalisme : jeu intimiste et quasi cinématographique, costumes d’époque pour les poilus, éléments de décor naturalistes. Gueule d’Amour une fois défiguré et devenu acteur de film d’horreur, on dérive vers le style expressionniste : costumes et éléments de décors en noir et blanc, jeu exacerbé et grand guignolesque. Enfin, à partir du « cabaret des illusions », l’ambiance se fait plus cauchemardesque à la manière d’un Otto Dix ou d’un Georg Grosz : couleurs saturées, silhouettes grotesques et jeu décousu. L’évolution des différents styles et codes se fera cependant de manière fluide et progressive, presque à l’insu du spectateur.
Bastringue est une pièce vertigineuse où l’imaginaire du spectateur est vivement sollicité. Elle se joue comme un combat, avec une énergie déchaînée, parfois désespérée. Bastringue fera cependant rire. L'absurde s'y confond parfois avec l'horreur excessive d'un mauvais film fantastique. Un grand sourire aux lèvres, il faut remuer le couteau dans la plaie, sans intention moralisatrice, mais néanmoins dans le but clairement avoué de déclencher une réflexion sur les techniques de manipulation de la réalité.
Frédéric Ozier
Rendu muet par sa terrible blessure, Gueule d’Amour traverse des époques de bruit et de fureur : celle de Verdun, celle du Berlin de la grande crise, celle des bruits de bottes fascistes qui résonnent dans toute l’Europe… Ainsi passe-t-il d’un champ de bataille français à un hôpital allemand où l’on expérimente des techniques hasardeuses de reconstruction faciale, d’un plateau de tournage de film d’horreur à un cabaret où l’opium se consomme comme le petit lait… Son parcours s’achève au début des années 30, dans l’entourage de J. Gubbels, nouveau ministre de la propagande du Reich.
Les tableaux se succèdent, les décors valsent, les personnages changent de peau, mutent sans cesse en une version plus barbare que la précédente. Bastringue traite d’une période où les fondements et le sens même de notre civilisation ont été ébranlés, où une valise remplie de Marks ne suffisait plus à acheter un morceau de pain, où la Réalité s’est trouvée manipulée par des apprentis sorciers de la propagande.
Aussi la forme de la pièce est-elle en accord avec son fond : il s’agit de désorienter le spectateur. Faire en sorte qu’il ne soit plus sûr de rien. Sommes-nous dans l’Histoire, dans la Fiction ? Sommes-nous au théâtre ? Au cinéma ? Sommes-nous devant ou derrière l’écran ?
Comment représenter au théâtre une période aussi terrible et essentielle ? Faut-il user des moyens de l’historien ? Du cinéaste ? Pour montrer la tragique réalité des tranchées, d’anciens soldats allemands devenus peintres (Otto Dix, Georg Grosz…) ont choisi de grossir ce qu’ils avaient vu, d’en rendre compte non pas de manière sobre et réaliste, mais à travers des techniques de déformation grotesque propres à exprimer l’absurdité des faits et des sentiments qui les habitaient. Bastringue s’inspire de cette manière de dépeindre le réel pour tracer le parcours scénique du soldat Gueule d’Amour.
Partant du principe que la réalité est une notion très relative et incertaine sur laquelle il faut sans cesse s'interroger, Bastringue tente d'explorer la frontière entre le véritable et l'imaginaire, là où le fait avéré semble si énorme qu'il en devient difficile à croire, là encore où la fiction la plus baroque peut paraître plus crédible que le réel.
En voyant cette pièce, le spectateur est confronté à une question récurrente : où se trouve la Vérité ? En le plongeant dans une époque caractérisée par l'excès et la cohabitation des extrêmes, en mêlant personnages historiques et personnages fictifs, en installant une partie de l'intrigue dans l'esthétique délirante du cinéma expressionniste, un flou est apposé sur la zone de démarcation entre imaginaire et réalité.
L'Allemagne de Weimar s'est en quelque sorte approchée de la fiction surréaliste autant qu'elle s'est inscrite dans les livres d'histoire : le dénuement le plus total y a côtoyé la jouissance matérielle la plus intense, tandis que des courants artistiques d'une richesse infinie émergeaient au moment même où la bête immonde dont parlait Brecht amorçait sa gestation. Avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler et la nomination de Joseph Goebbels à la tête du « Ministère des Illusions », une gigantesque entreprise de manipulation des esprits s’est mise en marche, imposant à l’Allemagne une vision de la réalité passée au filtre des idées nazis, déformée, scénarisée à la manière d’un film faussement réaliste.
Aujourd'hui, nous voyons cette période avec le recul des historiens. Considérons-nous notre propre époque avec ce même recul ? Notre vingt et unième siècle est-il moins délirant ? La réalité n'y est-elle pas tout aussi mouvante et difficile à distinguer ? Ces images dont nous sommes quotidiennement bombardés nous livrent-elles une vision objective de la réalité ? Bastringue encourage le spectateur à faire le tri entre délire et vérité, pour reconsidérer l’énormité des faits historiques autant que celle temps présents.
Alexis Ragougneau
Foncez... C'est étrange, poetique, divinement morbide, féerique, audacieux, engagé,drôle, acerbe,absurde,envoûtant...Bref, une belle soirée en perspective!
Foncez... C'est étrange, poetique, divinement morbide, féerique, audacieux, engagé,drôle, acerbe,absurde,envoûtant...Bref, une belle soirée en perspective!
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