Chauffeur de taxi, Jimmy conduit sa Nissan Bluebird dans la nuit anglaise. On ne voit que sa nuque, les passagers se racontent, et il parle aussi. Il roule, avance jusqu’au lieu d’un accident tragique, survenu cinq ans plus tôt. Terrible anniversaire aujourd’hui : il va retrouver Clare, il ne l’a pas vue depuis le jour fatal, la disparition de leur enfant. Il quitte la taule du véhicule, il se tient debout, il est face à elle. Et face enfin à lui-même. Le drame se joue sur la route, non-lieu, entre des individus qui cherchent réparation, les mots pour panser la blessure, et retrouvent peut-être l’amour.
Parmi les premières pièces du dramaturge anglais Simon Stephens, Bluebird, écrite en 1998, dresse les portraits d’individus brisés. Ici, deux parcours blessés, deux pardons improbables. Mais l’incandescence de l’espoir des retrouvailles illumine l’oeuvre de l’auteur qui adaptait pour Patrice Chéreau Je suis le vent en 2011. Réalisatrice de cinéma, Caméra d’or en 1986 pour Noir et Blanc, auteure de Chimère ; Max et Jérémie ; Les Marins perdus ou encore Rapace pour la télévision, Claire Devers dirige cinq comédiens de théâtre dans sa première mise en scène.
Jimmy, en quittant son taxi, redevient un homme et affronte Clare. Il n’implore pas, il ne demande rien, il ne réclame aucun pardon de n’avoir pas été là. Il veut juste lui faire un don, une offrande pathétique et déchirante. La pièce raconte cet instant à l’intersection de leur chemin.
« Claire Devers utilise brillamment son savoir-faire de cinéaste pour sa première mise en scène au théâtre. (...) Philippe Torreton lui donne sa silhouette, sa sensibilité. Il est plus vrai que nature (...)» Mathieu Perez, Le Canard enchaîné, 14 février 2018
« Une pièce bouleversante, menée par deux comédiens épatants. » Yves Derai, Le Parisien, 10 février 2018
Construites autour d’un vide, une absence, une mort, les histoires de Stephens sont cruelles, violentes et nous confrontent à l’impuissance des mots et au désarroi qui nous submerge. Mais son théâtre nous dit aussi qu’il ne faut rien concéder au silence. En refusant de se taire, c’est le chaos du monde – qu’il soit politique ou émotionnel – qu’il combat. Son théâtre nous laisse profondément vivant.
Porter Bluebird à la scène relève du défi car tout est censé se passer dans un taxi. Comment restituer une parole dans l’habitacle d’un taxi sans en subir l’enfermement. Comment laisser l’acteur au centre d’un projet théâtral sans l’obstruer par de la tôle. Et enfin, comment faire exister ce taxi et son errance. Comme souvent le texte contient la solution.
Jimmy est à lui seul l’homme qui conduit et le véhicule qui est conduit. Ils ne font qu’un. L’irruption brutale de la Nissan Bluebird, quand Jimmy et Clare se feront face, exacerbera alors le caractère tragique de leur confrontation. À cet instant, Jimmy n’est plus « taxi », il est redevenu un homme. L’histoire de Jimmy, c’est aussi le trajet d’une expiation. À la fin, il reste seul, au volant de la Nissan Bluebird. De lui, j’aimerais qu’on ne voie plus qu’une nuque comme n’importe quel chauffeur de taxi, nous transformant en n’importe quel client. Et pourtant, une tendresse nous saisit, et nous laisse entrevoir la promesse d’une survie possible pour Jimmy. Car Jimmy nous l’a dit : il est heureux ainsi.
L’humanité du théâtre de Stephens fut la porte d’entrée pour concrétiser un désir puissant, un projet têtu et obsédant : venir au théâtre. Et la densité du personnage de Jimmy dans Bluebird a emporté ma conviction que c’était ce théâtre-là que je recherchais. Un théâtre contemporain, moderne, mais qui revendique toujours et encore la nécessité de raconter des histoires.
Claire Devers
2 bis, avenue Franklin Roosevelt 75008 Paris