Cet hiver-là, quatre dentre eux ont disparu. Trois très jeunes et un plus vieux. Quatre vies qui ne se sont pas croisées, ou très peu. Cet hiver-là, François Bon était en résidence à la Manufacture de Nancy, le théâtre que dirige Charles Tordjman. Il parcourait régulièrement la ville à la rencontre des sans- abri. Sur le plateau de Théâtre Ouvert, ces quatre voix, dans la réalité séparée, sont rassemblées en une seule collision. Tandis que monte, comme dans Le Terrier de Franz Kafka, un bruit menaçant, dorigine mystérieuse, la fiction les fait se rejoindre.
François Bon
Auteur
Ouvrir les trappes du monde
par Charles Tordjman
- Pour ceux qui sintéressent aux écritures théâtrales daujourdhui, votre nom est maintenant associé à celui de François Bon, particulièrement depuis Vie de Myriam C. que vous avez mis en scène la saison dernière et qui a été présenté notamment au Théâtre de la Colline à Paris. Pouvez-vous préciser quelle est lorigine du rapport artistique que vous entretenez avec François Bon ?
Charles Tordjman : Cest grâce à ses romans que jai dabord " fait la connaissance " de François Bon. Javais lu Le Crime de Buzon et Calvaire des chiens. Et javais eu le vague pressentiment que leur auteur avait quelque chose à voir avec le théâtre. Non tant à cause de la qualité des dialogues que de la présence dune forme narrative faisant sentrecroiser monologues et récits de vie. Et puis javais été sensible à son intérêt pour la question de la vie dans les villes et notamment pour la situation des êtres les plus fragiles, ceux quil nomme " en situation durgence ".
Ensuite, cest un concours de circonstance qui ma fait croiser lhomme. Lécrivain Bernard Noël, qui est un de mes vieux compagnons de route, mayant transmis ses coordonnées dans le sud de la France, jai profité dune tournée de Fin de partie que nous présentions à Montpellier pour prendre contact avec lui. Jai dabord senti beaucoup de réserve de sa part à légard du théâtre. Sans doute redoutait-il quil ny ait un malentendu sur ce que nous pouvions attendre lun et lautre de lécriture. Cest probablement la raison pour laquelle il ma donné demblée rendez-vous " in situ " pour me faire assister à lune de ses séances de travail. Je me suis donc rendu dans ce qui sappelle la "Boutique décriture", un local situé dans La Paillade, un quartier défavorisé de Montpellier, où ont lieu les ateliers décriture dont il est un animateur régulier. Là, jai été estomaqué de ce que jai vu. Je garde une impression très forte de la lecture du journal dune Gitane quil my avait fait lire. Le rapport quil entretenait avec les gens présents dans cette " Boutique " mavait également beaucoup étonné. Tout cela pouvait sans doute faire du théâtre mais nous en sommes restés là... Jusqu'à ce quil accepte décrire pour le théâtre. Ce fut Vie de Myriam C.. Un texte écrit après le décès par overdose dune jeune femme qui lui avait laissé des textes fulgurants. François Bon navait pas voulu tenir cela sous silence. La lecture de son texte ma bouleversé. Je lui ai immédiatement fait part de mon désir de le mettre en scène. Laventure a commencé ainsi.
- Au Théâtre de La Manufacture à Nancy dont vous êtes le directeur ont également été créés des ateliers décriture pour les plus démunis qui sont animés par François Bon auquel sest associé le photographe Jérôme Schlomoff. Comment passe-t-on dun travail au plus près du réel tel que celui-ci à lélaboration dun objet artistique tel que Bruit ?
C.T. : Bruit a bien à voir avec le travail que nous effectuons à Nancy auprès des sans-abri, il sest nourri de lui, mais il sagit sans conteste dun travail décrivain. Bruit est né, comme Vie de Myriam C., de la confrontation de lécrivain avec la mort. Au départ de Bruit, des récits dans le quotidien local à Nancy pendant lhiver 98/99 de quatre fins tragiques successives de sans-abri. Ces quatre récits, dans la réalité séparés, sont rassemblés dans Bruit dans une seule collision. Ces quatre-là, nous les connaissions. Aller voir, aller dire létat du monde quand celui-ci est le plus à vif, aller entendre ceux qui se battent à main nue en mettant la littérature ou le théâtre au cur du partage, cest parfois notre rôle, en tout cas cest là notre foi, un choix où se croisent lartiste et le citoyen. Jai moi-même monté les textes de personnes "en situation durgence" : Va savoir la vie. Dune certaine manière avec François, jy reviens.
- Il sagit maintenant de travailler sur une scène de théâtre ; comment comptez-vous vous situer par rapport aux événements réels ?
C.T. : Bien sûr, il mest impossible doublier les images de sans-abri que jai croisés. Mais il ne sagit pourtant pas de coller à ce réel que je connais. François Bon apporte avec Bruit une langue tragique. Il a rencontré des êtres humains à la limite. Et son texte rend compte dune forme de sauvagerie qui est à la fois universelle et spécifique à notre époque. Il y a un état de désarroi que potentiellement tout un chacun porte et dont François Bon sapproche. Comment certains serrent les dents devant la vie, comment dautre abandonnent, comment certains gardent les yeux ouverts et dautres ont les yeux ternes... Un écrivain ouvre les trappes du monde là où les odeurs sont nauséabondes. Et pour cela il fait éclater la langue. François Bon se passionne chaque fois quil vient à la Manufacture pour le travail des coulisses, celui des régisseurs et du bricolage des acteurs. Et cela semble avoir une répercussion sur sa façon duser du langage. Son écriture a à voir avec une tentative pour trouver de nouvelles formes - ce nest sans doute pas un hasard sil est fervent lecteur à la fois de Rabelais et de Novarina. Je suis frappé dans Bruit comme je létais dans Vie de Myriam C. par cette manière si particulière quil a de réarticuler la syntaxe comme sil en cherchait un ordre nouveau...
Le texte posant des vraies questions de théâtre, il faudra trouver des solutions de théâtre pour les résoudre. Par exemple cette présence des chiens sur scène qui sont bien plus quune métaphore : qui est le chien et qui est lhomme ? Et comment traiter la présence permanente du bruit ? Tout cela crée une tension dramatique quil nous faudra réinventer sur scène. Ce sera le travail de la mise en espace.
- Navez-vous pas peur des " bons sentiments " ?
C.T. : A aucun moment, le travail avec les SDF na été conçu comme une thérapie sociale. Les gens qui participent à ces ateliers viennent en pleine connaissance de cause y rencontrer un écrivain. Ils sont là pour écrire ou parler de ce quils écrivent. Quant à François Bon, il est là je crois dans le monde et dans la matière de sa langue. Comme un magma en mouvement. On y observe les déchirures sociales, économiques, familiales dans ce quelles ont de tangibles. En Lorraine, on est ainsi renvoyé de manière abrupte à la crise du textile et du charbon : il ne sagit plus de statistique dans les journaux mais de détresse humaine. Avec le sentiment que cest bien là que se situe le champ de bataille. Je suis redevable au théâtre, dit François Bon, de cette magie minimum plateau devant salle vide et cest par ce lieu et cette dette que jaccepte la responsabilité de la parole. Quand on est chargé de tout ce qui se déchire de soi et de soi dans lautre, cest tellement lourd quil faut le hurler. Et cest ici au théâtre, sur le plateau vide, quon choisit de le hurler.
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