Pour sa deuxième création en tant que metteur en scène associée au Théâtre du Nord, Gloria Paris poursuit l’exploration des répertoires comiques européens. Elle a cette fois choisi Labiche et sa caricature du bourgeois originel et triomphant, celui du XIXe siècle, pour s’interroger aussi sur ce qu’il en reste dans certaines « valeurs » et certains comportements d’aujourd’hui.
« Je me suis adonné presque exclusivement à l’étude du bourgeois, du philistin. Cet animal offre des ressources sans nombre à qui sait le voir, il est inépuisable. C’est une perle de bêtise qu’on peut monter de toutes les façons ». Ainsi s’exprime encore malicieusement Eugène Labiche en 1880, dans une lettre à un ami, au terme d’une carrière de plus de quarante ans dont il reconnaît lui-même avec lucidité le leitmotiv et le fil rouge.
La Grammaire et 29° à l’ombre, les deux courtes pièces en un acte choisies par Gloria Paris, n’échappent pas à la règle. S’y agite une petite population de rentiers, anciens commerçants ou artisans enrichis, rangés des affaires et reconvertis boursicoteurs, infatués de leur petite personne, égoïstes, arrogants, sûrs d’eux-mêmes et jaloux de leurs biens comme de leurs femmes, obéissant à leurs plus vils réflexes sécuritaires, et phobiques de tout ce qui vient de l’extérieur ou de l’étranger ; or pour eux, bien sûr, l’inconnu commence au bourg voisin, voire à la clôture mitoyenne.
À cette arrogance et à ces obsessions, Labiche ajoute ici un complément singulier : le handicap et le complexe, voire la culpabilité de l’ignorance. La conscience de leurs lacunes et la honte qu’ils en conçoivent, l’effort qu’ils font pour les dissimuler ou l’émerveillement naïf pour des savoirs autodidactes mal assimilés, sont autant de variations qui relient ces bourgeois labichiens au Monsieur Jourdain de Molière comme aux Bouvard et Pécuchet de Flaubert, leurs contemporains.
Gloria Paris retrouve dans ces personnages une tradition comique qui lui est chère. Il y a en eux la mémoire de certains archétypes de la commedia – un peu de Pantalon et du Docteur, un peu de Matamore ou de Scaramouche – une mémoire qui passe par Molière, Marivaux, Goldoni, Beaumarchais... Mais il y a aussi l’observation directe, satirique et critique, d’une société moderne en devenir, où le règne de l’économie spéculative et du fric dispenserait presque de la connaissance et des valeurs humanistes de l’intelligence et du savoir.
À partir de là, toute ressemblance avec le monde dans lequel aujourd’hui nous vivons serait, bien entendu, purement fortuite.
Yannic Mancel
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