Et je reste immobile, ridé, accroupi sous leau, je regarde les corps passer, happant lair de temps à autre, de moins en moins.
Une sorte de lieu-croisement. Bar, épicerie, parloir, poulailler, vivier, limbes, où
les clôtures habituelles se dénoueraient peu à peu, se dissoudraient jusquà
disparition.
Des bruits qui prennent rythme, des soupirs qui deviennent mélodies, choeurs de
respirations.
Les bois des meubles se mettent à vibrer de toutes leurs fibres et à gémir doucement.
On entend des voix nous héler de loin, voix des morts et des absents.
Dans un coin, un point deau, lieu dune pêche hypothétique mais certainement
miraculeuse. On surveille les moindres remous. On observe à la surface le plus ténu
miroitement, le moindre reflet.
Nous partons dune contrainte très simple : rien ne prévaut au commencement, mots, corps, son, chant, gestuelle, objets, sont une même matière de départ. Tout participe dune écriture qui sélabore dans le temps même de la répétition, ce quon pourrait appeler « une écriture du plateau ».
Chaux vive est une histoire de passages. Entre lespace du travail et celui du repos, entre des pensées dirigées vers un but précis et des pensées quon laisse aller, qui sépanchent par nappes, celles qui nous arrivent juste avant de sombrer dans le sommeil.
Si lon verse de leau sur une chaux vive, on voit quelle se met à « foisonner », cest-à-dire à gonfler, à remuer, à sagiter.
Jean-Yves Ruf et Le Chat Borgne Théâtre
Il y a deux ans, en résidence au TNS, en compagnie de Vincent Berger, Pierre Hiessler et Alexandre Soulié, j'avais pris goût à faire du théâtre de manière artisanale et empirique, en laissant le temps agir, en tâtonnant. D'autres nous avaient rejoints en chemin, comme Jean-Damien Ratel au son qui nous était vite devenu indispensable. Cela avait donné Savent-ils souffrir? (TNS, octobre 1997).
Oui, nous y avions pris goût, au point de rêver d'emblée à poursuivre les répétitions, à imaginer un spectacle plus important, à entraîner avec nous d'autres curieux. Voici donc Chaux vive, pour cinq hommes, deux femmes et une radio.
J'ai très vite eu envie de travailler sur les cafés, ceux que j'ai connus à Strasbourg, certains autres à Paris, celui du village où je vis en Bourgogne. Des microcosmes particuliers où la syntaxe, les lois qui régissent les silences ou les prises de parole sont propres à chaque lieu. S'il y a toujours un dedans et un dehors très déterminés, les limites qui séparent les territoires privés des territoires publics ne cessent de se repousser les unes les autres, de se mouvoir.
Je n'aime pas me poser sur un plateau la question des déterminations psychologiques. Claude-Louis Combet raconte que ses parcours d'enfant au sein de son Lyon natal ont par la suite déterminé la courbe de sa phrase.
J'aime bien penser que nous sommes constitués par le rythme de nos marches, par les sons que nous produisons ou percevons, les liquides et solides que nous ingurgitons, les rituels quotidiens, les places et territoires que choisit notre corps. Que tout cela forme une partition propre à chacun.
Et le café est bien le lieu de prédilection pour que nombre de partitions de nature différente s'entremêlent pour former une apparente harmonie, proche souvent du chaos. Chaux vive est une tentative collective du Chat Borgne Théâtre pour toucher cela du doigt.
Même si cette nouvelle création n'a rien d'un spectacle purement et abstraitement musical - on y boit, on y mange, on y chute, on y tombe amoureux, on s'y marie... - j'ai conçu la mise en scène du point de vue des rythmes et des sons. Mais pourquoi ce titre, Chaux vive ? Tentez de verser un liquide sur de la chaux vive... Comme au café, le liquide provoque une réaction chimique. On dit que cela foisonne.
Jean-Yves Ruf
Décembre 1999
"
ou encore quelquun comme Istvan qui
parcourait le monde en écoutant de la musique et disait quil avait beaucoup de
musique dans lair mais quil narrivait pas à la saisir. "
Bohumil Hrabal
Il y a une infinité de vibrations dans lair, de résonances. Quelquun ayant de loreille peut deviner, à la manière dun chasseur lisant la trace des pas, combien de personnes sont passés dans un endroit donné, le rythme de leur marche, les territoires occupés, les mots criés ou susurrés aux oreilles, les vagues de désirs restées encore en suspens, etc Nous traversons chaque jour violemment et sans nous en rendre compte de minuscules harmonies laissées là par le passage dautres corps, dinfimes accords plus ou moins dissonants, et tout cela forme une invisible partition. Et puis il y a toutes les voix quon croit entendre et qui nous hèlent de loin ou de lintérieur, des veilleuses attentives, celles qui nous endorment le soir venu ou bien nous réveillent en sursaut.
Pour tenter de traduire cela sur le plateau, nous avons tout dabord pensé au café, lieu de passage, des éclats de voix et des regards croisés. Mais ne cherchez ni le percolateur, ni le patron derrière son bar, ni les savoureuses brèves de comptoirs. Il sagissait pour nous dun matière de départ et très vite dautres microcosmes, dautres viviers, se sont faufilés dans nos corps et nos mémoires pour donner Chaux vive.
7, av. Pablo Picasso 92000 Nanterre
Voiture : Accès par la RN 13, place de la Boule, puis itinéraire fléché.
Accès par la A 86, direction La Défense, sortie Nanterre Centre, puis itinéraire fléché.
Depuis Paris Porte Maillot, prendre l'avenue Charles-de-Gaulle jusqu'au pont de Neuilly, après le pont, prendre à droite le boulevard circulaire direction Nanterre, suivre Nanterre Centre, puis itinéraire fléché.