Présentation
D’amour ? Vous avez dit d’amour ?
Dom Juan : histoire d’une cabale
Quatorzième pièce de Molière, Dom Juan ou le festin de pierre, s’inscrit dans la liste des combats que Molière doit mener pour dénoncer les travers d’une société rongée par l’hypocrisie et les faux-semblants. Dom Juan, un grand seigneur, couronne sa carrière de débauché par l’hypocrisie, mais ce «vice privilégié» touche là au blasphème. Dom Juan nargue Dieu. C’en est trop. … Molière utilise, pour caricaturer les «faux libertins», comme il l’a fait pour les fausses précieuses (Les précieuses ridicules) et les faux dévots (Tartuffe), leur propre vocabulaire et leur propre rhétorique. Le public se rue au Palais-Royal…
Noëlle Guibert in Dom Juan : Histoire d'une cabale
Étrange duplicité de Molière. Dom Juan dit tout à la fois, ses convictions interdites d’athée matérialiste, et l’effroi éprouvé devant ce que pourrait comporter de définitivement inhumain un monde sans Dieu. Il est probable que sa créature n’effrayait pas moins son créateur, que par exemple, Médée n’effrayait Euripide ou Richard III, Shakespeare. Mais il faut sans doute, sur la scène comme dans la vie, savoir affronter le mal absolu et ses cohortes de Sganarelle, pour que puisse s’élever la parole d’Elvire (…), son pouvoir d’espérance et de compassion.
Jacques Lassalle
Cette re-création - l’expression, ici, n’est pas usurpée - du Dom Juan de Molière, tel que nous l’avions conçu pour la Cour d’Honneur du Palais des Papes à Avignon en juillet 93 et pour son rapatriement, salle Richelieu, en octobre 93,p rend donc un caractère tout particulier. Il y a d’abord l'émotion d'un retour, et ma gratitude à l’égard de Marcel Bozon et qui a voulu me le ménager. Il y a aussi et tout autant, le bonheur mêlé qui accompagne mes retrouvailles avec une maison et une troupe auxquelles je suis trop passionnément attaché pour être capable à leur égard d’autre chose que d’une ombrageuse exigence, d’une espérance sans borne ni mesure, d'un affrontement violent et tendre, toujours recommencé, comme il en va dans une histoire d’amour avec un théâtre qui ne devrait jamais oublier d’ être le plus beau théâtre du monde.
Neuf ans ont passé. C’est trop pour reconduire exactement. Pas assez pour
bouleverser de fond en comble. Le travail oscillera donc entre le souci de
retrouver et celui d’infléchir, entre constance et novation, entre mémoire
et découverte. Le dispositif scénique restera pour l’essentiel le même : la
cage de scène aménagée en un vaste tombeau de bois clair prélude encore à
la chronique d’une mort programmée. Des rideaux de velours écarlates, surgis
depuis les cintres ou les trappes, disparus, revenus en d’autres drapés et
arrangements, continueront à figurer ciel, nuées, mer, plage, forêts,
trouées, fondrières, demeures, alcôves, parcs, rues et allées, bref l’illimité
du théâtre dans l’illimité de ses métamorphoses.
Les costumes, eux aussi, à quelques retouches près, justifiées par la venue
de nouveaux interprètes, seront identiques à ceux de 1993. Poussin et
Velasquez, peintres de cour et de mythologie, les auront inspirés davantage,
une fois n’est pas coutume, que Callot ou les frères Le Nain, familiers,
comme on sait, des masures, des venelles et autres estaminets.
François Chaumette, au-delà du temps, prêtera pour toujours désormais, sa voix à notre commandeur. On sait bien qu’une scène de théâtre, surtout lorsqu’il s’agit de celle-là, n’emprunte au visible que pour convoquer l’invisible, au mensonge que pour dire la vérité. Elle ne feint d’imiter le réel que pour l’abstraire et le mettre en signes. Elle ne ménage leur place aux vivants que pour donner corps à ceux qui n’ont d’ existence que dans nos rêves et nos fictions, que pour rendre vie à ceux qui, n’étant plus, font que nous sommes encore. Nous savions tout cela. Mais la voix retrouvée de François Chaumette arrache nos certitudes à ce qu’elles auraient pu conserver d’évanescent ou d’incantatoire, et les rend chaque soir, au vertige de la sensation, à l’évidence de l’éprouvé. (…)
Neuf ans déjà. Que de parents, que d’amis sont partis sans lesquels nous
ne nous savions pas capables de vivre.
Que de choses ont changé dans le quotidien de nos vies, dans le monde, dans Il
m’est arrivé de réaliser deux mises en scène d’une même œuvre. Jusqu’alors,
jamais davantage et toujours dans deux pays, donc en deux langues, différents.
Il m’est arrivé d’assurer la reprise d’un même spectacle un certain
temps après une première série de représentations. Intervenaient déjà,
alors, quelques changements de distribution et de traitement scénique, mais la
période qui séparait les deux cycles d’exploitation n’excédait pas quinze
à dix-huit mois.
Il m’est arrivé de revenir dans un théâtre que j’avais eu à diriger,
mais seulement en situation d’invité non de maître d’œuvre. Mais il ne m’était
jamais arrivé de reprendre une mise en scène près de dix ans après sa
première présentation, et dans un théâtre dont, dans le même moment, j’avais
eu à quitter la direction.
Le théâtre comme il va. Il nous arrive de l’oublier. Mais il suffit d’une
nouvelle lecture de la pièce pour mesurer, par-delà la permanence de quelques
fidélités et convictions, combien nous bougeons, combien, partiellement, nous
changeons. Cela rassure finalement.
La page arrime le texte hors du temps, la scène le rend à nos doutes et aux
fluctuations de l’Histoire.
En 1993, il y avait Avignon, la démesure d’un lieu scénique tour à tour
livré à la torpeur et aux orages des nuits provençales. C’était le premier
été d’une nouvelle alternance politique et de ses turbulences. Le spectacle
balançait entre révolte et amour, ferveur de la troupe et adresses au public.
Le Dom Juan sans âge et infiniment las des trois derniers actes
succédait au jeune muscadin du début. Il cherchait Dieu et ne le trouvant pas,
étendait sa colère à tous ceux qui se réclamaient de lui et, pour cette
raison, l’acculaient à mourir.
Aujourd’hui, le Dom Juan d’Andrzej Seweryn restera polonais. C’est-à-dire rescapé d’une traversée du siècle continûment absurde autant que tragique, et infatigable interlocuteur d’un Dieu apparemment silencieux autant qu’apostolique et romain. Mais le dépit encore pascalien face à un ciel qui ne serait que vide fera place désormais à la sereine, inentamée, abominable détermination du «grand seigneur impie, épouseur à toutes mains et méchant homme». Proclamée dès la première scène par un personnage d’emblée contemporain de sa propre mort, elle ne variera pas, ne cèdera plus aux tentations de camaraderie affective avec Sganarelle, de fraternité de caste avec Dom Carlos, d’irrésolution après le commandeur.
Étrange duplicité de Molière. Dom Juan dit tout à la fois, ses convictions interdites d’athée matérialiste, et l’effroi éprouvé devant ce que pourrait comporter de définitivement inhumain un monde sans Dieu, tel que dans son infernale logique, instant après instant, sans nul souci de durée et de transcendance, le traverse Dom Juan. Il est probable que sa créature n’effrayait pas moins son créateur, que par exemple, Médée n’effrayait Euripide ou Richard III, Shakespeare. Mais il faut sans doute, sur la scène comme dans la vie, savoir affronter le mal absolu et ses cohortes de Sganarelle, pour que puisse s’élever la parole d’Elvire et quand même, oui, par-delà les croyances et les civilisation, son pouvoir d’espérance et de compassion.
Jacques Lassalle,
Buenos-Aires - Paris, avril 2002
Au moment de la représentation de Dom Juan, en février 1665, Molière a 43 ans. L’œuvre se situe en marge de la querelle de Tartuffe. C’est une période d’activité intense pour Molière. Il vient d’achever la première série des représentations de La princesse d’Élide. En février, il a repris La Thébaïde de Jean Racine. Après une interruption de huit jours pour les répétitions, le théâtre du Palais- Royal affiche le dimanche 15 février sa nouvelle pièce, Le festin de pierre, un sujet très en vogue, qui a fait l’objet de plusieurs pièces depuis plusieurs années à Paris et en province. Dans ce même théâtre, les Italiens avaient donné un Festin de pierre, un an auparavant.
Quatorzième pièce de Molière, Dom Juan ou le festin de pierre, s’inscrit dans la liste des combats que Molière doit mener pour dénoncer les travers d’une société rongée par l’hypocrisie et les faux-semblants. La querelle de L’école des femmes lui avait déjà valu en 1662 l’accusation d’obscénité et d’irrévérence religieuse. Molière voulut y mettre le point final dans un magistral petit acte, L’impromptu de Versailles, créé à Versailles, le 18 octobre 1663. Cette querelle de L’école des femmes fait encore rage lorsqu'éclate l'affaire de Tartuffe. Si bien disposé qu’il soit en faveur de la pièce, le roi est obligé d’interdire les représentations publiques.
Molière s’attaque alors à un hypocrite d’une autre envergure que
Tartuffe.
Dom Juan, un grand seigneur, couronne sa carrière de débauché par l’hypocrisie,
mais ce «vice privilégié» touche là au blasphème. Dom Juan nargue Dieu. C’en
est trop. Molière utilise, pour caricaturer les « faux libertins » (au sens
intellectuel du terme), comme il l’a fait pour les fausses précieuses (Les
précieuses ridicules) et les faux dévots (Tartuffe),
leur propre vocabulaire et leur propre rhétorique.
Le public se rue au Palais-Royal, la recette augmente à chaque représentation : 1830 livres le jour de la Première, 2045 le 17 février, 2390 à la 5ème représentation, le 24 février, une recette record, l’une des meilleures de la Troupe. La pièce ne sera pourtant jouée que quinze fois, sans interruption jusqu’au vendredi 20 mars, pendant la Passion. Elle ne réapparut pas après la clôture de Pâques, malgré son succès, malgré la faveur du roi. Bien que dès la deuxième représentation, Molière eût supprimé la scène du pauvre, une avalanche de pamphlets s’abat sur lui, dénonçant son impiété et le menaçant du châtiment divin. Une accusation grave d’athéisme est portée contre Molière, «homme et démon tout ensemble». (…)
Pendant cette difficile période, le roi soutient Molière avec éclat. Il mande la troupe à Saint-Germain-en-Laye le 14 août et lui donne désormais le titre de «Troupe du Roi au Palais-Royal», avec une pension de sept mille livres. En novembre 1665, Molière reçoit mille livres de gratification royale à titre personnel. En février 1664, le roi avait été le parrain de son premier fils, Louis. Cependant, en dépit de cette protection royale, Dom Juan ne sera pas repris. Louis XIV finit par dissoudre la fraction parisienne de la Compagnie du Saint-Sacrement en 1666. Une interdiction de jouer Tartuffe est prononcée par le Premier Président du Parlement de Paris en 1667 et pourtant, la pièce sera affichée en 1669, alors que la cabale a eu raison de Dom Juan.
Noëlle Guibert
extrait du catalogue de l’exposition Dom Juan
Bibliothèque Nationale
30, quai de Rive Neuve 13007 Marseille