Parce que la scène est le lieu du plein jour et de lexposition de la
littérature, nous pensons à faire de ces récits, en les entrecroisant, un théâtre de
lécoute et de la tension, bordé par le silence : des matières plutôt que des
objets, une présence sonore du paysage infini où ces destins glissèrent.
Que lhomme, comme on dit couramment, " ne vive pas que de pain ",
cest à ceux qui en manquèrent souvent quil est revenu de léprouver le
plus durement et de le dire.
Après la fin (des corps, des phrases, du communisme) quelque chose se souvient
infiniment. Ce " souvenir " nest pas un devoir de mémoire, mais
lacte du présent lui-même, dans le battement de la représentation.
En 1995, Jean-Christophe Bailly et Patrick Sommier ont séjourné pendant plusieurs mois en Russie et travaillé ensemble sur Reflets, le spectacle que Georges Lavaudant mettait en scène au Théâtre Maly dans le cadre de la Saison Française. Ils y firent la connaissance de Michel Alexandrov, qui enseigne le chant à lInstitut Théâtral de Saint-Pétersbourg et au Théâtre Maly, auprès de Lev Dodine. De lamitié qui naquit au cours de ce voyage en cette terre plus étrange quétrangère a surgi lidée dun spectacle qui rendrait compte de leur ferveur commune pour la Russie et pour ses écrivains. Après Morphine de Boulgakov en 1998 et Miroirs Noirs dArno Schmidt, Patrick Sommier entreprendra à cette occasion sa troisième mise en scène.
Les années de plomb auront été en Russie plus lourdes et plus nombreuses que partout
ailleurs, au point que ce pays aura été, sur fond de grands chantiers et de poses
héroïques, le laboratoire dune destruction humaine sans équivalent, en tout cas
quant à sa durée et à son efficacité.
Face à cet état de choses compact, pervers, destructeur, la littérature, tout au long
du siècle, et dans des conditions inimaginables, aura maintenu la vie, le récit vivant
des choses non dictées. Une résistance patiente, longue, tragique, doù vient
beaucoup de lumière.
Aujourdhui, la prédiction de Boulgakov selon laquelle " les manuscrits ne
brûlent pas " semble en passe dêtre réalisée : cest sans fin que
ressortent des cachettes textes et poèmes qui ne purent voir le jour, qui neurent
droit quà une circulation infiniment restreinte.
Mais les modes mêmes de cette circulation (lectures privées, apprentissages par
cur de livres entiers, réseaux de manuscrits, bibliothèques sauvées, caches et
transmissions) nous restituent dans toute sa force et sa précarité lêtre même de
la littérature, son insoumission fondamentale. Et ce ne sont pas là des valeurs
abstraites, mais des milliers de pas faits dans des villes obscures, terribles et pourtant
aimées, ce sont des livres lus très loin dans des cabanes, ce sont des manques aussi
terribles que la faim.
Ce que le spectacle se propose de faire, cest, à travers plusieurs voix venues du
vertige et à travers plusieurs situations (par exemple la librairie des " Gardiens
des Livres " ouverte à Moscou en 1918, les camps ou les deux sièges de Leningrad),
de laisser éclore la forme brute de récits qui parlent de cela, de cette faim
inassouvie, de cette survie tendue, tenace, étrange.
Les textes seront de Varlam Chalamov, Michel Ossorguine, Isaac Babel, Victor Chklovski,
Lidya Guinzburg, Danill Harms , Ossip Mandelstam. Il va de soi quen létat de
notre projet, cette liste nest pas définitive.
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