Créée pour la première fois au Phénix de Drury-Lane, aux alentours de 1628, par les Comédiens de la Reine, la pièce de John Ford fait partie des chefs d'oeuvre de la grande tradition théâtrale élisabéthaine.
L'action se déroule dans la Parme renaissante. Au coeur de l'intrigue, l'amour d'un frère, Giovanni et d'une soeur, Annabella, (jumeaux), dans toute son arrogance et sa simplicité. Loin d'être un jeu, c'est d'une terrible passion qu'il s'agit, violente, déferlante ; où le désir charnel est décuplé par l'interdit. Pièce de John Ford.
Inacceptable, évidemment, cet amour sera néanmoins jusqu'au-boutiste, narcissique, absolu. Aimer et s'aimer soi-même dans l'autre pour ne plus faire qu'un. On retrouve dans "Dommage...", comme dans certaines pièces shakespeariennes, ce thème de l'androgyne cher à Platon. (1)
Devant la force de cet amour, toute morale semble dérisoire et impuissante. Giovanni et Annabella sont liés par la nature et par le sang. John Ford nous brosse l’être humain rongé par l’intérêt, la chair, l’intrigue, le vice et la passion.
Aucun personnage de sa pièce n’en ressort indemne. Né en 1586, soit vingtneuf ans avant la mort de Shakespeare, il nous donne là une oeuvre poétique majeure, en une période de l'Histoire, qui voit s'accomplir en Italie, comme en Angleterre ou en France, une véritable tentative de libération de l'Homme, avec les courants de libre pensée, confortés par la grande révolution scientifique de la fin du XVIème et début du XVIIème siècle. (2)
(1) Discours d'Aristophane dans le Banquet, second discours de Socrate dans Phèdre.
(2) Découverte de Copernic en 1576 et vérifications expérimentales de Galilée en 1610.
La survie d’une oeuvre théâtrale suppose que, théâtralement, elle dise quelque chose du théâtre même, de sa possibilité essentielle. (Jacques Derrida)
Dommage... est une pièce insolente, dans le fond et la forme ; c’est ce qui m’a donné, depuis très longtemps, envie de la monter ; de la monter insolemment, comme elle était écrite ! Ford fait feu de tout bois et il ne s’embarrasse pas de la manière ; de là, naît déjà sa force poétique.
Sa pensée est radicale, tranchante. Si on a pu dire de Diogène, qu’il était un “Platon“ devenu fou, on pourrait presque dire de Ford que c’est un “Shakespeare“ en passe de l’être.
Ford se joue poétiquement du théâtre, comme Epicure des nuages ou de la foudre, parce que l’important est ailleurs. Pour le poète, l’important est toujours ailleurs, là où le commun ne regarde pas ! Ford, avec inspiration, a jeté pêle-mêle tous les ingrédients qu’il fallait à son époque pour faire une bonne pièce de théâtre, pour s’amuser de lui et surtout des limites du théâtre même.
Le temps et l’espace y sont compressés. La pièce, sensée se dérouler en neuf mois, donne l’impression de filer en deux jours et les jonctions entre les scènes sont parfois loin d’être évidentes. Peu importe, Ford réussit ; il crée l’illusion scénique. Il remplace le temps réel par un temps, qui n’a de valeur qu’au théâtre. Sa proposition scénique est… “élisabéthaine“ !
La pièce, dans son ensemble, semble imposer le vaste, et pourtant toutes les scènes essentielles sont des scènes intimes, dépassant rarement les deux ou trois personnages, nécessitant de surcroît la proximité. Alors ? Alors, Ford fait rendre gorge au théâtre. Sur le proscénium, la scène de tragédie côtoie celle de la farce ou du théâtre de foire : à chacun d’en prendre tout ou partie.
Et il signe clairement dans son prologue au Lover’s Melancoly le refus de toute règle à gouverner son art : "Vous dire, messieurs, dans quel sens véritable l’auteur, les acteurs ou l’assistance doivent façonner leur jugement sur une pièce, risquerait de donner des règles à la vérité ; mais nous n’en voulons pas."
Dommage… met en réaction deux forces de destin contraires : d’une part, celle de la loi humaine qui interdit l’inceste, parce qu’il mène à l’abîme ; d’autre part, celle qui relève de l’amour des jumeaux Annabella et Giovanni, qui n’aspirent inconsciemment qu’à une chose : retourner à la sphère utérine. De là résulte le choc cosmique, pareil à celui des galaxies qui entrent en collision et qui s’interpénètrent.
Artaud parlait de "l’exemple passionnel de Ford comme symbole d’un travail grandiose et tout à fait essentiel" : c’est ça ! D’entrée de jeu, Giovanni dévoile au moine Bonaventure, qu’il veut s’unir à sa soeur ; que seuls, selon lui, les mots de “frère“ et de “soeur“ y font obstacle ! Un détail, en effet ; puisqu’il s’agira pour y parvenir de tuer le frère et la soeur ! La marche du destin impitoyable est annoncée par Giovanni, lui-même, dès la seconde réplique ; par Bonaventure, évidemment, à la fois coryphée de la tragédie, directeur de conscience, mais également complice de son fils spirituel : ils savent tous deux que l’inceste conduira à la mort.
Mais il est une autre force en présence, une force, qui s’appelle Amour, une force qui guide la passion et à laquelle rien ne résiste, une force qui torture les coeurs, ronge les corps et les âmes. Ford recrée pour ses jumeaux un monde platonicien, où les âmes se rencontrent, se reconnaissent et se donnent l’une à l’autre à jamais ; réminiscence de celui qu’ils ont connu dans le ventre maternel, là où ils étaient bien. A ce moment, cette force Amour devient à son tour Destin et doit s’accomplir, quoi qu’il arrive.
Giovanni et Annabella n’ont pas la candeur de Roméo et Juliette. Ils sont faussaires et menteurs. Mais ils ont ce mérite exceptionnel d’oser, de tout oser, d’oser l’impensable, l’impossible… une sorte de défi à la mort pour une gagne hypothétique du ciel ou de l’enfer !
Les autres personnages de la pièce – comme presque anachroniques - contribuent à ramener celle-ci dans une étonnante modernité ; hardiesse encore talentueuse du dramaturge, qui réussit à nous mener, dans le temps de la représentation, de là où nous venons à ce que nous sommes !
La pièce s’achève par un grand désastre, où seuls voleurs, traîtres et assassins – le Nonce du Pape en tête - pourront profiter à loisir des fruits de leurs méfaits ! La Forge, lieu atypique, semble vouloir se prêter de bonne grâce à ce huis clos élisabéthain, à cette descente aux enfers, où le spectateur est pris dans le fer et le feu, où les coulisses fondent et réapparaissent ainsi que les aires de jeu, où les personnages entrent ou s’extraient subrepticement des lumières en faisceaux, laissant entrevoir corps ou parties des âmes.
Patrick Schmitt
19 rue des Anciennes Mairies 92000 Nanterre