L’intelligence, cet enfer
En quelques mots
Note du metteur en scène
Du malheur d’avoir de l’esprit, classique capital du théâtre russe présenté pour la première fois en France, réunit notamment Philippe Torreton et Jean-Louis Benoit, près de dix ans après le triomphe des Fourberies de Scapin à la Comédie-Française.
Pour le metteur en scène et directeur du Théâtre de La Criée, à Marseille, l’acteur et le héros de Griboïedov ont en commun "cet air d’être toujours en colère… Torreton, comme son personnage, est un homme entier, habité, plein d’énergie. Même dans ses silences, on le sent toujours au bord de l’explosion".
Publiée par fragments, interdite par la censure, l’oeuvre dénonce le népotisme et le conservatisme. Farce tragique et comédie politique, la pièce unique de Griboïedov (1823) dépeint un monde d’ambitieux et de magouilleurs dans lequel s’égare Tchatski, homme clairvoyant et révolté, l’espace d’une seule journée.
L’homme rappelle l’Alceste du Misanthrope de Molière. "Il est doté de l’intelligence que décrit le Siècle des lumières, explique Jean-Louis Benoit : c’est un homme éclairé, ou un honnête homme." Progressiste, il se réfère aux idées libérales de son temps. Il veut reconstruire la Russie, mais se heurte aux traditionalistes.
Amoureux passionné, Tchatski retrouve Sophie après trois ans d’absence à Moscou. Mais la jeune femme, par dépit, s’est tournée entre temps vers un autre, un vaniteux servile.
Le soir même, un bal rassemble la haute société moscovite, où défilent les ridicules parasites, les hargneuses cacochymes, les belles idiotes à marier, les mères tyranniques et leurs coureurs abrutis de maris. Tchatski provoque la haine et se défend mal. Il surprend les conversations, entend les rumeurs qui le concernent, et observe avec une lucidité impitoyable la communauté des hommes, ces barbares mondains. Il part en quête d’un "refuge pour le sentiment offensé", comme Alceste fuit le monde et rejoint le désert.
P.N
Un matin, Tchatski revient à Moscou après une absence de trois ans, brûlant de retrouver une amie d’enfance, Sophie, fille d’un haut fonctionnaire, Famousov. On l’accueille froidement. Avec l’impatience - et la naïveté - des amoureux, il doute encore de son malheur et veut aussitôt savoir la vérité : Sophie aime-t-elle un rival ? Serait-ce Skalozoub, cet officier bête et avantageux ? Ce ne peut être Moltchaline, ce petit intrigant silencieux et servile !
Pourtant, le spectateur le sait, c’est Moltchaline qui est aimé : Sophie, blessée par le départ de Tchatski, l’a paré de vertus imaginaires, et il joue docilement son rôle d’amoureux respectueux, tout en lutinant la servante Lise. Le soir, lors d’un bal chez Famousov, Tchatski retrouve le tout-Moscou : vieilles dames tyranniques, parasites, tricheurs, filles à marier stupides, maris abrutis. Plaisantant Moltchaline, il provoque la contre-attaque de Sophie qui ne dément pas un bruit absurde : Tchatski serait devenu fou !
Après la réception, voulant à tout prix résoudre l’énigme, il se cache derrière un pilier et entend des propos sur sa « folie » qui mettent le comble à son exaspération. Mais voici le coup de grâce : une déclaration à Lise de Moltchaline, que surprend aussi Sophie. Tchatski laisse là Sophie en larmes, et avec elle Moscou, allant « chercher par le monde un refuge pour le sentiment offensé ». « Ma voiture ! Ma voiture » seront les derniers mots du voyageur condamné à l’errance.
Nous ne connaissons pas Griboïedov. Pouchkine, Lermontov, ses contemporains, Gogol un peu plus tard, ont été et sont encore représentés – rarement – sur nos scènes. Autant que je le sache, Du malheur d’avoir de l’esprit n’a jamais été joué en France.
Pourtant, dans la dramaturgie russe, cette œuvre est un « classique » d’une importance capitale : achevée en 1823 (elle sera représentée pour la première fois en 1831, deux ans après la mort de Griboïedov), elle est la première pièce moderne du théâtre russe : pour la première fois, dans une langue « parlée », en vers libres, un auteur dédaigne les types traditionnels conçus a priori, pour créer des types universels observés dans la vie et l’actualité même de son temps. Griboïedov « lance » le théâtre réaliste russe sans lequel Le Revizor de Gogol n’aurait jamais vu le jour.
Je ne sais pas exactement pourquoi cette pièce n’a jamais été jouée en France. Certainement que ses références à l’actualité du temps, au Moscou « d’avant l’incendie » (de 1812), « prédécembriste », gonflé des aspirations de la jeune génération en révolte contre les conservatismes, peuvent créer pour nous un certain éloignement, mais au-delà des allusions et des références au Moscou d’avant 1825, le problème que pose Griboïedov dans sa pièce est somme toute le suivant : quelle peut être la place d’un homme intelligent dans une société d’imbéciles ?
La question ne mérite-t-elle pas d’être posée dans la France d’aujourd’hui ? Le vrai intérêt de cette pièce est psychologique et tourne autour du personnage central qu’est Tchatski (ce nom connote en russe les fumées du rêve) homme passionné, railleur, qui, vaincu au sein d’une société de médiocres, passe vraiment pour un fou et se voit contraint de se retirer dans un « désert » où personne n’ira le chercher.
Nous pensons à Alceste évidemment, et la comparaison Du malheur d’avoir de l’esprit avec Le Misanthrope fut faite à l’origine par les Russes qui venaient enfin de trouver là leur Molière. L’étude de cet homme seul et buté, qui se heurte à une société qui le refuse, qui lance haut et fort ses certitudes et ses convictions, cet homme blessé, empêché, amoureux trahi et délaissé, emporté, agressif et moqueur, insupportable parfois, est d’une portée évidemment universelle et dépasse de loin le seul cadre moscovite des années 1810. Comédie, tragédie, pamphlet, Du malheur d’avoir de l’esprit est tout cela, et plus encore, un poème « scénique ».
Œuvre lyrique, Du malheur d’avoir de l’esprit est un avatar du drame romantique de l’homme incompris de la société, une tentative de hardiesse insurpassée pour montrer le drame à sa naissance même, son surgissement et sa fatalité. Il faut entendre ici « esprit », non comme la simple pose à se montrer « spirituel», mais comme la faculté d’être « intelligent », homme de savoir faire, compétent, maniant la raison et le bon sens appliqué au réel. Tchatski serait ainsi un « homme des Lumières » selon le XVIII e siècle.
Un homme éclairé. Il est temps que le public français connaisse Griboïedov et son unique comédie. Cette pièce est écrite en vers libres rimés, vers qui à l’époque ne faisaient pas très sérieux et n’existaient que dans l’opérette ou les genres mineurs. André Markowicz a retraduit pour nous la pièce, souhaitant « rendre » le langage familier tout en restituant la versification d’origine.
Il ne s’agira pas de se livrer à une quelconque reconstitution historique (nous n’hésiterons pas à sacrifier telle ou telle allusion aujourd’hui insaisissable), mais à rapprocher le plus possible de nous (par les décors, les costumes, les codes de jeu et la traduction française) le conflit essentiel à l’ensemble de la comédie, qui est celui d’un homme en lutte contre le monde. Il nous faut restituer la jeunesse et l’actualité de cette pièce qui reste, selon le mot d’Alexandre Blok, « le drame russe le plus extraordinaire, sans précédent dans la littérature universelle ».
Jean-Louis Benoit (2005)
Tout le début de la pièce est d'un terrible ennui. Tchatski - Torreton devrait être passionné, emporté, vibrant ; il est lourd, ne porte aucun souffle, il endort. La pièce devrait être un crescendo dans la dérision glacée, l'absurde, la folie ; le comique n'apparaît que sous la forme de burlesques paroles et personnages si vite oubliés. La pièce s'épuise trop vite et la verve de Griboiedov est estompée.
La pièce débute bien avec un beau jeu d’acteur, belle diction en vers, de beaux costumes, mais sans « transition » tout part en vrille dans un comique nullement nécessaire ou du moins trop appuyé et qui dessert cet intéressant sujet. Il aurait été préférable de trouver une autre façon de décrire la futilité qui était présente dans ces soirées mondaines de l’époque. Après environ vingt minutes de délire on retombe dans une fin identique au début.
Tout le début de la pièce est d'un terrible ennui. Tchatski - Torreton devrait être passionné, emporté, vibrant ; il est lourd, ne porte aucun souffle, il endort. La pièce devrait être un crescendo dans la dérision glacée, l'absurde, la folie ; le comique n'apparaît que sous la forme de burlesques paroles et personnages si vite oubliés. La pièce s'épuise trop vite et la verve de Griboiedov est estompée.
La pièce débute bien avec un beau jeu d’acteur, belle diction en vers, de beaux costumes, mais sans « transition » tout part en vrille dans un comique nullement nécessaire ou du moins trop appuyé et qui dessert cet intéressant sujet. Il aurait été préférable de trouver une autre façon de décrire la futilité qui était présente dans ces soirées mondaines de l’époque. Après environ vingt minutes de délire on retombe dans une fin identique au début.
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