A propos de l'auteur
Rompre l'assujetissement du théâtre au texte
La menace et la résistance à la menace
L'espace théâtral envisagé dans sa dimension poétique
Note d'intention
Marqué par le dadaïsme, grand lecteur de Kafka ou de Michaux dont il a même monté des textes au théâtre, Alexis Forestier pouvait difficilement passer à côté d'un poète aussi important que Daniil Harms. L'auteur d'Elizaviéta Bam est relativement peu connu en France et il est plutôt rare que ses œuvres soient mises en scène dans notre pays. C'est dommage car cet écrivain russe (1905-1942), qui participa notamment à la création de l'OBERIOU – Association pour un Art Réel – mouvement littéraire de gauche peu apprécié des autorités soviétiques, mérite largement d'être découvert.
Sans aucun doute, Daniil Harms paie-t-il là le prix de la clandestinité. On ne choisit pas son époque. Comme de nombreux artistes de sa génération, Harms a dû, en effet, subir les purges staliniennes. Cet héritier des avant-gardes du début du siècle fut ainsi réduit au silence alors qu'il n'avait encore pratiquement rien publié. Ses textes circuleront malgré tout sous forme de samizdat.
“Cela fait quelques années que je m'intéresse à Daniil Harms, raconte Alexis Forestier. J'ai un peu tourné autour avant de m'aventurer dans son oeuvre. Et à force de le pratiquer, les choses ont commencé à m'apparaître dans leur cohérence. Ce qui me passionne chez lui, c'est la façon dont il envisage le théâtre. Il y a comme une intuition de cet instant de la représentation qui s'oppose à tout présupposé d'ordre dramaturgique. Harms désigne cela à travers la notion de “sujet scénique” qu'il a développée avec ses amis de l'OBERIOU.”
Bien, mais que signifie donc cette notion si importante de “sujet scénique” ? Selon Harms, il s'agissait, entre autres, non seulement de tourner le dos au naturalisme, mais aussi de défendre une primauté du théâtre pur, autrement dit de l'espace théâtral. Rappelons qu'au même moment à peu près, soit en 1932, Antonin Artaud n'affirmait pas autre chose en écrivant dans son Théâtre de la cruauté qu'“il importe avant tout de rompre l'assujettissement du théâtre au texte”.
Ici, Alexis Forestier se sent en compagnie familière, lui qui défend depuis longtemps une approche singulière du théâtre où le texte représente un élément parmi d'autres. “Il y a chez Daniil Harms un refus de subordonner le personnage ou l'événement à une logique narrative. On rejoint en quelque sorte le monde sans objet de Malevitch, dont les membres de l'OBERIOU se sentaient proches”, explique-t-il.
Difficile de résumer une pièce comme Elizaviéta Bam. Tout commence avec l'intervention de deux hommes qui frappent à la porte ; ils viennent arrêter Elizaviéta Bam. “Dès l'instant où ils pénètrent dans son espace privé s'ouvre un paysage fantasmatique totalement débridé”, analyse Alexis Forestier. La situation, qui renvoie bien sûr au contexte politique de l'époque, a en même temps quelque chose de profondément irréel.
“On part d'une situation concrète, l'arrestation de cette femme, mais très vite tout se passe comme si l'individu échappait déjà à cette situation. Comme si Elizaviéta était irréductible à la situation qui la contient. Le personnage devient en quelque sorte la surface projective d'un régime paranoïaque. Susceptibles, vulnérables, les deux individus venus opérer l'arrestation ne parviennent pas à formuler un motif plausible d'inculpation.
En même temps, l'écriture fait apparaître des niveaux de réalité très différents. Il y a chez Harms une croyance profonde dans l'invention d'une langue neuve, mobile, capable de s'opposer à la réalité, mais aussi la conscience de l'étouffement programmé. Ainsi, la pièce énonce dans un même mouvement la menace et la résistance à la menace.”
Comment alors aborder une telle oeuvre qui semble ainsi tirer à hue et à dia ? C'est justement là qu'Alexis Forestier déploie tous ses moyens. Depuis toujours, il aime les auteurs qui remettent en question l'évidence, le sens commun, tels, notamment, Francis Ponge, Maurice Blanchot, Gertrude Stein ou Georg Büchner... Avec lui, l'espace théâtral est avant tout envisagé dans sa dimension poétique comme terrain ouvert à la création, à l'expérience.
Mais cette expérience du théâtre passe aussi chez Alexis Forestier par la musique. “Pour cette nouvelle mise en scène, avant de travailler sur le texte, les comédiens se sont d'abord appropriés un matériau musical. L'enjeu était de déplacer le rapport habituel de l'approche du texte. Je ne voulais pas reproduire un schéma, mais au contraire me mettre en quête d'un tracé excentrique. La pièce s'attaque à la rationalité du langage dont l'OBERIOU considère qu'il est inapte à représenter le réel dans sa complexité. Cela passe naturellement par la perte du sens, bien que l'intrigue du récit ne cesse d'affleurer à l'arrière-plan de cette déconstruction.”
Précisons que, parmi les comédiens, certains n'ont encore jamais pratiqué d'instruments de musique. Ils prennent ici en charge avec les musiciens eux mêmes une partition composée pour la pièce où alternent des registres de nature très différente, mêlant motifs rythmiques et mélodiques à l'expérimentation sonore et à l'improvisation.
“C'est au fil des spectacles, notamment depuis Woyzeck, puis avec le Faust de Gertrude Stein que la musique est devenue une composante essentielle, qui à la fois structure l'espace scénique et construit le temps de la représentation. Depuis, il y a eu Sunday Clothes et Inferno Party, deux spectacles construits à partir d'une mémoire et de motifs musicaux issus de ces précédentes recherches.”
Pour la mise en scène d'Elizaviéta Bam, il s'agit de revenir au texte en imaginant que le matériel musical puisse maintenant prendre place dans l'espace au point d'être joué par les interprètes de la pièce. La musique devient un support essentiel pour la construction du jeu. “Nous sommes à la recherche d'une théâtralité où le texte et l'écriture sonore sont étroitement, intimement articulés l'un à l'autre.”
Écrite en 1927, dans un contexte d'hostilité de plus en plus manifeste aux propositions esthétiques qui ne s'accordent pas avec le régime, la pièce de Daniil Harms, Elizaviéta Bam a pour toile de fond l'arrestation arbitraire d'une femme par deux individus.
À partir de cette situation se construit un paysage onirique où résonnent les derniers échos d'une avant-garde vouée à la disparition. À contrario de la tendance productiviste ou propagandiste des écrivains prolétariens de la période post-révolutionnaire, en quête d'une restitution objective de la réalité, Daniil Harms et l'Obériou (Association pour un art réel) croient en la possible émergence d'une langue neuve, libre, mobile, détachée (en apparence) du contexte politique et social et susceptible de rompre avec la syntaxe, de s'attaquer à la rationalité du langage dans une logique proche des premiers futuristes dont ils sont les héritiers.
La pièce s'apparente à un livret. Elle offre la possibilité d'une alternance entre le texte parlé et le texte chanté, inclut la présence de moments chorals, de chansons et de
séquences proches de la poésie sonore. Dans la continuité de notre travail qui se situe à la frontière du théâtre et de la musique, nous envisageons de créer un environnement sonore où l'écriture et l'approche musicale seront à l'origine du mouvement scénique, détermineront les tonalités de jeu.
Le drame est une succession de dix-neuf morceaux (morceau mélodrame réaliste, morceau paysage, morceau à deux plans, etc.), dix-neuf scènes comme autant de possibilités d'explorer des techniques d'expressivité théâtrales différenciées. C'est également à l'élaboration d'une structure d'espace qu'invite le texte de
Harms plus qu'à la mise en acte d'une forme narrative. L'espace est en quelque sorte bouleversé. La décomposition du réel en séquences, les ruptures et les mouvements convulsifs du texte induisent peu à peu l'ouverture d'une scène qui libère la figure de ses déterminations spatiales et temporelles.
L'espace scénique auquel nous travaillons se veut être en continuelle métamorphose. Le logis d'Elizaviéta Bam, en tant qu'il est menacé, poreux aux agressions du dehors, perd sa fonction d'abri ou de refuge. Il ne subsiste que le fantasme vague d'une « maisonnette » dont la porte reste close, lueur lointaine et inextinguible de l'âme.
C'est une poétique de l'espace liée à l'imaginaire de la maison que nous touchons à la lecture du texte de Harms ; la ruine d'un espace intime ayant subi une violente intrusion, la logique inconsciente qui en résulte comme le fruit d'une résistance humaine irréductible, la capacité enfin d'un territoire existentiel violé à se reformuler dans l'imaginaire de la langue, à maintenir accessible une région toujours libre. Le travail poétique de l'Obériou stigmatise l'absurdité et l'effroi de la réalité dont il est issu.
« L'échec de la révolution politique et sociale qui voulait changer le monde frappait l'utopie poétique de non-sens. C'est ce nonsens qui devint le sujet du travail poétique des « Obérioutes » dans leur désir d'atteindre une vérité qu'ils ne pouvaient plus créer de toutes pièces, mais qui était appelée à naître de la destruction des articulations logiques, des liens syntaxiques. Pour qu'advienne désormais la poésie, il fallait casser ,la prose du monde ».
Gérard Cornio
Lapproche de l'écriture dramatique semble contenir cette même exigence, portée par la recherche de nouvelles formes dans la perspective que le théâtre en vienne à parler une langue inouïe.
Notre projet se propose d'aller à la rencontre des questions soulevées par l'Obériou, concernant le sujet scénique (l'apparition du sens immanent à la représentation, en opposition à tout présupposé d'ordre dramaturgique), le refus de subordonner un événement ou un personnage à une forme dramatique linéaire, le morcellement de la dramaturgie comme possibilité d'explorer des techniques d'expressivité théâtrales multiples au sein d'un même texte, etc.
76, rue de la Roquette 75011 Paris