De Venise, le Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française s’installe à Paris le temps d'un week-end pour présenter quelques-unes de ses plus belles redécouvertes. Quatre rendez-vous autour du piano romantique mettront tour à tour en lumière des figures.
Claude Debussy / Richard Wagner, Ouverture du Vaisseau fantôme, transcription pour deux pianos
Théodore Gouvy, Sonate pour deux pianos en ré mineur op. 66
Hector Berlioz / Jean-François Heisser, Symphonie fantastique
Relativement rare au cours de la première partie du XIXe siècle, la musique pour deux pianos reste en France, jusqu’à la Troisième République, l’apanage de la virtuosité exubérante d’un Henri Herz ou d’un Franz Liszt. Ne convenant pas au marché de l’édition des oeuvres pour piano, dirigé en premier lieu vers le salon bourgeois (qui ne contient généralement qu’un instrument), la musique pour deux pianos apparaît en revanche comme un nouvel eldorado esthétique pour les musiciens de la fin du siècle qui, derrière Franck, Saint-Saëns puis Debussy, y voient la possibilité de rompre avec une musique commerciale, de proposer de nouvelles sensations aux auditeurs de concert et, peut-être, de renouer avec une tradition baroque notamment pratiquée par Couperin (Allemande à deux clavecins, 1716). Si des pièces spécialement composées pour cet effectif voient le jour au tournant du siècle, le répertoire se nourrit surtout de transcriptions ou arrangements d’oeuvres symphoniques : sans les mettre à la portée des musiciens amateurs, les compositeurs leur assuraient ainsi une diffusion plus large.
Wagner fut indéniablement le compositeur qui marqua le plus profondément Debussy. À l’âge de quatorze ans, le futur auteur de Pelléas et Mélisande découvrit la partition de Tannhäuser grâce à Albert Lavignac, son professeur de solfège. Pendant l’été 1879, il fut engagé par Marguerite Wilson-Pelouze, propriétaire du château de Chenonceau et passionnée par la musique de Wagner. Lors de son séjour à la Villa Médicis, il joua l’ouverture des Maîtres chanteurs à quatre mains et des extraits de Parsifal à deux pianos.
La dévotion de celui qui se disait « wagnérien jusqu’à l’oubli des principes les plus simples de la civilité » s’intensifia encore avec l’audition du premier acte de Tristan und Isolde à Paris, en 1887, puis lors de son « pèlerinage » à Bayreuth en 1888. Après avoir vu Tristan et la Tétralogie lors de son second séjour allemand, en 1889, il écrivit toutefois à Ernest Guiraud : « Les Nibelungen, où il y a des pages qui me renversent, sont une machine à trucs. Même s’ils déteignent sur mon cher Tristan, c’est un chagrin pour moi de sentir que je m’en détache. » Par la suite, il critiqua parfois Wagner avec violence, mais ne renia jamais son admiration pour Tristan et Parsifal. L’année du deuxième voyage à Bayreuth, il transcrivit l’ouverture du Vaisseau fantôme (créé en 1843), qu’il avait pu entendre au concert dès mars 1879. Si les adaptations au piano à quatre mains permettaient d’introduire le répertoire symphonique dans un cadre domestique, Debussy choisit en revanche un effectif à deux pianos, afin de conserver la totalité de la substance orchestrale.
Composée en 1876, la Sonate pour deux pianos en ré mineur op. 66 de Théodore Gouvy a été publiée chez l’éditeur parisien Richault. Après une introduction solennelle placée sous le signe des rythmes pointés et des « fusées », qui rappellent le genre de l’ouverture à la française, le premier mouvement propose une succession de sections aux tempi et aux caractères contrastés : Allegro, Tranquillo, puis retour de l’introduction Largo maestoso, sur laquelle le mouvement se clôt. Tout au long de ce mouvement, on entend le même thème mais « sous des déguisements variés » (Martin Kaltenecker).
Après cette brillante ouverture, l’Adagio cantabile en si bémol majeur, de forme ABA, fait songer à certaines pages lyriques de Mozart ou de Mendelssohn. Contenues dans un ambitus restreint, procédant par mouvements conjoints, et agrémentées de diverses formules d’ornementation, les lignes mélodiques que s’échangent les instruments tout au long de ce morceau empruntent au modèle vocal. Débutant par quelques mesures d’introduction surprenantes, le finale oppose deux thèmes, fondés respectivement sur l’arpège et sur la gamme. Écrite dans un tempo rapide, privilégiant les valeurs brèves et pointées, voire staccato, cette partie est d’un caractère joyeux et enlevé, quasiment scherzando.
L’oeuvre s’achève sur une jubilatoire section Più animato, dans laquelle les deux instrumentistes, cessant de dialoguer, se retrouvent pour parler d’une seule voix. Pour le musicologue Martin Kaltenecker, cette sonate pour deux pianos « est un des chefs-d’oeuvre de Gouvy ».
On ne présente plus « la Fantastique » de Berlioz, coup d’éclat d’un génie de 27 ans qui, en 1830, offrit à la musique française l’un de ses impérissables monuments. L’oeuvre a été plusieurs fois transcrite, par exemple par Franz Liszt pour piano seul (1833), ou par Charles Bannelier pour piano à quatre mains (1878).
C’est en s’appuyant sur cette dernière version que Jean-François Heisser, dans les années 1980, a adapté la partition pour deux pianos, à destination du duo qu’il formait avec Georges Pludermacher. En s’élargissant, le travail de Bannelier s’est finalement effacé sous celui d’Heisser. Comparée à la version initiale pour quatre mains, celle pour deux pianos est évidemment plus riche en lignes mélodiques, accompagnements et doublures ; mais elle offre aussi des effets nouveaux de stéréophonie et de spatialisation des masses sonores, ce qui est du plus grand intérêt pour servir une oeuvre qui révolutionna la conception de l’orchestre moderne.
Dans « Un bal », les parties de harpes apparaissent clairement à l’audition. Dans la « Scène aux champs », le dialogue initial des pâtres trouve sa pleine dimension poétique (alors qu’il demeure assez plat à quatre mains). L’incroyable « Songe d’une nuit du Sabbat », avec fugato, thème grégorien et cloches, est peut-être le meilleur exemple de la force expressive et spectaculaire de cette transcription pour deux pianos. Jouée plusieurs fois dans les années 1980, elle a trouvé une nouvelle vie dans l’été 2012 au Festival Berlioz de La Côte-Saint-André, le village natal du compositeur. Elle devrait être prochainement éditée et enregistrée.
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