Présentation
Note d'intention
Extrait de Hamlet (ou les suites de la piété filiale)
Laforgue revisite le mythe d’Hamlet, en particulier celui de Shakespeare. Il l’imagine seul, dans sa chambre, confronté à l’écriture de sa pièce, tentant de résoudre le mal qui le hante. Il cherche comment mettre au jour la vérité sur la mort de son père. Jules Laforgue imagine un Hamlet, hors des scènes écrites par Shakespeare, un Hamlet en coulisses. Il s’amuse à nous le présenter dans sa profonde intimité. C’est un Hamlet obscène, au sens étymologique du mot, ob-scenus : ce qu’il reste d’un homme quand il ne se met plus sur scène. On le voit seul face à ses interrogations sur le choix de ses actes. Tout comme chacun d’entre nous Hamlet est confronté à la violence de ses choix, du sens qu’il doit donner à sa vie, d’être toujours dans la projection de ses désirs au lieu de profiter de chaque moment présent.
Laforgue recycle le mythe d’Hamlet
afin d’interroger à son tour les
problématiques de son temps, et donc
aussi de notre temps : l’expression
d’un mal de vivre lié à la solitude de
l’être humain dans une société de plus
en plus centrée sur l’expansion
individuelle et la réussite sociale.
Hamlet souffre d’un mal de l’isolement.
Il doit sortir de son carcan social, et
ceci grâce à l’art. Laforgue convoque
le mythe, celui d’un héros atemporel,
pour parler d’un mal extrêmement
présent, c’est-à-dire comment donner
un sens à sa vie au-delà des notions
de réussite sociale, des hiérarchies, de
dominances et de progrès ? Grâce au
mythe, Laforgue interroge le quotidien.
Hamlet s’interroge sur la mort de son
père, donc sur sa mort et donc sur le
sens de sa vie.
Hamlet est un personnage qui refuse
de mourir. Il ne veut pas être comme
les autres. Il déborde de vie. Il se bat
contre toute résignation possible.
Cependant, il refuse aussi la révolte
physique. Il préfère fuir grâce à son écriture en utilisant les arts, la
métaphore. Il y a plusieurs façons de
fuir notre réalité, certains utilisent la
drogue ou la psychose, Hamlet fuit
grâce à son imaginaire. Il se crée un
monde personnel afin de fuir le
caractère anxiogène d’ « un monde où
règne le principe de réalité, la
soumission et la révolte » (H. Laborit,Éloge de la fuite). Hamlet tentera de
fuir en pensée, mais il finira par le faire
aussi physiquement en décidant de
partir avec Kate, sa comédienne.
Pour lui, ce sera tout sauf la
résignation, ce sera la fuite. La fuite
n’est pas un acte de résignation, mais
un acte de résistance. Résister par la
révolte impliquerait le fait s’imposer sa
dominance sur autrui, et donc de rester
dans le même code de système de
hiérarchie. Je parle ici d’une véritable
fuite permettant de prendre ses
distances sur notre société afin de
mieux se rendre compte des éléments
qui la constituent, et de pouvoir définir
un autre monde possible ; une
nouvelle grille de lecture.
Hamlet veut fuir son monde afin de
s’enrichir d’un monde nouveau qui
l’attend et qui l’entoure. Il est rempli
d’une nécessité vitale de connaissance
en oscillation permanente entre sa
nécessité d’écrire et celle de partir à la
rencontre du monde extérieur.
Hamlet est représenté seul dans sa chambre. Laforgue s’amuse à imaginer un Hamlet dans son univers intime ; une intimité d’être et de pensée. Il s’agira de partir de cette intimité du jeune homme, en utilisant un élément concret symbolisant notre quotidien, présent dans notre chambre, caractéristique de notre société.
Cependant, il faudra faire en sorte que
cet objet puisse être détourné de sa
fonction première pour lui créer une
dimension poétique. Il s’agira de
s’amuser à déplacer la signification de
cet objet au fur et à mesure du récit.
L’un des thèmes principaux de la mise
en scène sera donc de tenter
d’exprimer comment la poésie peut
naître de notre quotidien, en
convoquant des objets très concrets,
en les confrontant à la poésie de
Laforgue et en tentant de faire le lien
entre les questionnements du poème
et ceux de notre époque. La rencontre
entre l’acteur et la poésie permettra la
création de cette « autre » réalité, de
ce nouvel espace personnel, où
chaque élément du quotidien peut se
transformer selon ce que désigne le
mot du poème. Une zone nouvelle où
l’imaginaire permet de casser les
barrières du réel.
Il n’y aura qu’un seul acteur en scène
racontant l’histoire d’Hamlet. Tout
comme Hamlet, l’acteur sera à la fois
acteur et narrateur de son histoire. Des
morceaux non dialogués du récit
seront aussi dits dans le spectacle. La
solitude de l’acteur aidera à exprimer
la solitude du personnage. L’acteur
devra représenter cet Hamlet seul,
dans sa chambre, en train de tenter de
faire vivre chacun des personnages
apparaissant dans le récit.
L’intervention de ces autres personnages pourra se faire de différentes manières, par exemple avec l’utilisation de marionnettes. Tout comme Laforgue, à travers le parcours d’Hamlet, il s’agira pour l’acteur de transmettre aux spectateurs une expérience poétique. L’acteur, seul au plateau, devra être le lien, le point de convergence entre le poème (le passé) et les spectateurs (le présent) afin de stimuler leur imaginaire et de donner un regard nouveau sur le monde (futur).
« L’oeuvre d’art incorpore à la vie même de celui qui raconte, pour le transmettre, comme sa propre expérience, à ceux qui écoutent. Ainsi le conteur y laisse sa trace, comme la main du potier sur le vase d’argile. » (Walter Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens).
L’imaginaire devra se créer grâce au
langage. Chaque phrase, chaque mot
représente un monde en soi qu’il
faudra transmettre. Il s’agira de
témoigner du pouvoir poétique de
chacun des mots, du champ des
possibles que propose la poésie. C’est
grâce à cet imaginaire des mots que
nous pouvons créer notre propre
monde tout comme Hamlet et ainsi fuir
le caractère anxiogène du monde réel.
Un mot peut être autre chose que ce
que désigne ce mot. Il s’agit de nous
indiquer une nouvelle façon de voir le
monde. Hamlet a besoin des « mots »,
afin de mieux comprendre ce qu’il vit, il
en doit être de même pour l’acteur.
Il nous faudra donc, ici, nous
réapproprier la langue de Laforgue.
Par la poésie, nous cherchons un
moyen d’échapper à la réalité. Tout
cela correspond à une idéalisation du
sentiment poétique. Nous désirons
toucher au-delà de notre propre limite
spatiale et temporelle, de dépasser
notre condition humaine. Le parcours
d’Hamlet exprime à chaque instant
cette confrontation entre l’idéal et la
réalité.
« Ce sont les mots qui ont le pouvoir
de décision (…). Une idée ne peut être
véhiculée que par les mots. Sans les
mots, elle n’existe pas. Lorsque l’on dit
qu’une révolution pourrit, c’est de son
langage qu’il s’agit. » (Armand Gatti, Il
n’y a de révolution que celle du soleil.)
« Voilà, pourtant ! Mon sentiment
premier était de me remettre à
l’horrible, horrible, horrible, événement
pour m’exalter la piété filiale, me
rendre la chose dans toute
l’irrécusabilité du verbe artiste, faire
crier son dernier cri au sang de mon
père, me réchauffer le plat de la
vengeance ! Et voilà (Ô Potos toue
eïnaï) ! je pris goût à l’oeuvre, moi !
J’oubliai peu à peu qu’il s’agissait de
mon père assassiné, volé de ce qu’il lui
restait à vivre dans ce monde précieux
(pauvre homme, pauvre homme !), de
ma mère prostituée (vision qui m’a
saccagé la Femme et m’a poussé à
faire mourir de honte et de
détérioration la céleste Ophélie !), de
mon trône enfin ! Je m’en allais brasdessus
bras-dessous avec les fictions
d’un beau sujet. Car c’est un beau
sujet ! Je refis la chose en vers
iambiques ; j’intercalais de horsd’oeuvre
profane ; je cueillis une
sublime épigraphe dans mon cher
Philoctète. Oui, je fouillais mes
personnages plus profonds que
nature ! Je forçais les documents ! Je
plaidais du même génie pour le héros
et le vilain traître ! Et le soir, quand
j’avais rivé ma dernière rime à quelque
tirade de résistance, je m’endormais la
conscience toute rosière, souriant à
des chimères domestiques, comme un
bon littérateur qui, du travail de sa
plume, sait soutenir une nombreuse
famille ! Je m’endormais sans songer à
faire mes dévotions aux de statuettes
de cire et de leur retourner leur aiguille
dans le coeur ! Ah, cabotin, va ! Voyez
le petit monstre ! »
(…)
« Eh bien, qu’est-ce que j’attends ici ?
- La mort ! La mort ! Ah ! Est-ce qu’on
a le temps d’y penser, si bien doué que
l’on soit ? Moi, mourir ! Allons donc !
Nous recauserons plus tard, nous
avons le temps. - Mourir ! C’est
entendu, on meurt sans s’en
apercevoir comme chaque soir on
entre en sommeil. On n’a pas
conscience du passage de la dernière
pensée lucide au sommeil, à la
syncope, à la mort. Mas ne plus être,
ne plus y être, ne plus en être ! »
(…)
« J’ai peut-être encore vingt ans, trente
ans à vivre, et j’y passerai comme les
autres. Comme les autres ? - Oh tout !
Quelle misère, ne plus y être ! Ah ! Je
veux dès demain partir, m’enquérir par
le monde des procédés
d’embaumement les plus adamantin ».
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