Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare

du 27 avril au 27 mai 2006
1h20

Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare

Sous le signe magique de Shakespeare, le spectacle de réouverture de l'Odéon-Théâtre de l'Europe, mis en scène par Georges Lavaudant.

Rêver, peut-être
La psychologie d'Hamlet
Voyage du comédien
Extrait

  • Rêver, peut-être

Hamlet [un songe]. Titre curieux, qui mérite bien quelques mots d’explication. Le rêve de théâtre qu’il désigne a pris près d’un an à préciser ses contours. Mais dans l’esprit de Georges Lavaudant, trois points essentiels n’ont jamais varié. Ils concernent l’auteur de ce «songe», son interprète, son esprit.

D’abord, Lavaudant voulait revenir à Shakespeare. L’intention lui en est venue alors qu’il travaillait simultanément Le Songe d’une nuit d’été et La Tempête avec une quinzaine d’élèves de troisième année du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique. Pendant quelque temps, le directeur de l’Odéon a envisagé de repartir des mêmes œuvres pour bâtir un spectacle digne de la réouverture du théâtre. Le titre actuel du spectacle conserve le souvenir d’une telle possibilité. Si très vite, toutefois, Lavaudant l’a sacrifiée, c’est tout simplement parce qu’à ses yeux, il fallait à tout prix qu’Ariel Garcia Valdès soit de la partie.

Il se trouve en effet que son dernier retour à Shakespeare dans le cadre du Conservatoire s’est opéré alors que s’amorçaient, à l’occasion de la recréation de La Rose et la hache, ses retrouvailles avec celui qui fut un peu, il y a vingt ans, son frère en théâtre. Du coup, au cours de la tournée qui s’ensuivit, Lavaudant et Garcia Valdès ont décidé de s’atteler dans les mêmes conditions, et en prenant le même genre de paris, à une collaboration qui se nourrirait des mêmes énergies dramatiques.

Le défi consistera donc, pour Ariel Garcia Valdès, à s’approprier une fois encore un grand rôle de façon à le métamorphoser en monstre scénique sans exemple. Et pour Georges Lavaudant, à renouer avec une veine théâtrale moins attachée à servir l’intrigue dans ses dimensions traditionnelles. Il y a longtemps que le directeur de l’Odéon n’avait pas puisé dans un grand texte du répertoire le matériau, à remployer librement, d’une création personnelle plus ou moins iconoclaste. Cette liberté s’appuiera d’ailleurs sur une expérience préalable de la pièce. Lavaudant connaît Hamlet pour l’avoir déjà abordé, il y a tout juste une dizaine d’années, à la Comédie-Française. Cette version « classique », avec Redjep Mitrovitsa dans le rôle-titre, lui avait permis d’examiner de près les rouages du chef-d’œuvre. Dans Hamlet [un songe], ces ressorts en seront remontés dans un tout autre esprit. La clarté du récit ne pourra plus prétendre au moindre privilège : Lavaudant et Garcia Valdès ne visent pas à détailler le fonctionnement de l’histoire du sweet prince, mais à puiser dans ses mécanismes de quoi bricoler, théâtralement parlant, une machine infernale.

Daniel Loayza, février 2006

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  • La psychologie d'Hamlet

Nietzsche, Humain trop humain, n° 160 : « Quand on dit que l'artiste crée des caractères, c'est là une belle illusion ; en fait, nous ne savons pas grand-chose des hommes réels et vivants ; c'est à cette situation très imparfaite vis-à-vis de l'homme que répond le poète, en faisant des esquisses d'hommes aussi superficielles que l'est notre connaissance de l'homme ; un ou deux traits souvent répétés, avec beaucoup de lumière dessus et beaucoup d'ombre et de demi-obscurité autour, satisfont complètement notre exigence. L'auteur part de l'ignorance naturelle de l'homme sur son être intérieur. »

On songe aux interminables spéculations sur la psychologie d'Hamlet ; d'une part, il doit y avoir chez Hamlet les théories psychologiques du temps, où l'on parlait mélancolie autant que nous parlons Œdipe ; de l'autre, cette mélancolie, ses contradictions et sa bizarrerie suffisaient à autoriser Shakespeare à prêter à Hamlet les actions les moins cohérentes, les moins explicables, mais aussi les plus sensationnelles : du coup, la psychologie d'Hamlet nous semble mystérieuse, et, par là, profonde, pénétrante. Cela réussit à tout coup, mais à deux conditions : l'une est que l'incohérence d'Hamlet ne soit pas totale, mais se limite à deux ou trois thèmes : l'étroitesse du cercle thématique suffira à nous faire croire que la psychologie d'Hamlet a une cohérence secrète et donc profonde ; la seconde condition est la plus difficile : savoir créer des situations, écrire des scènes, qui soient sensationnelles… […].

Il est à croire aussi que la tradition mondaine, puis scolaire et universitaire, d'expliquer la littérature par la psychologie vient de ce que le sens littéraire est moins généralement répandu que la capacité de parler du caractère de son prochain ; tout le monde ne sait pas dire d'un tableau autre chose que : « C'est ressemblant. » On le dit encore plus lorsqu'on ignore la réalité à laquelle le tableau est censé ressembler ; on songe à Bouvard et Pécuchet amateurs d'art : « Sans connaître les modèles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes. »

Paul Veyne, L'Elegie Erotique Romaine

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  • Voyage du comédien

En toile de fond, l’image du premier meurtre, qui fut un fratricide : Caïn tuant Abel. Et au-delà, celle du jardin d’Eden, devenu après la Chute une friche livrée aux herbes folles, où la fécondité, dans son excès même, ne se laisse plus séparer de la fermentation, où le soleil fornique avec les charognes pour y engendrer des vers. Luxure et luxuriance, vie et mort grouillantes confondues, s’entre-parasitant dans la pourriture.

L’impensable : une mère qui fut - et reste aux yeux de toute la cour, hormis son fils - l’incarnation de la vertu, la plus digne compagne du parfait souverain, cette femme céleste, devenue veuve, épouse le frère du roi défunt, son successeur sur le trône, autant dire son double ou son reflet - mais inversé, hideuse doublure, imposture au masque creux sous les traits duquel “ce chancre de notre nature” infecte et ronge le corps de l’Etat. Oui, la mère d’Hamlet a pu s’unir à ce monstre, un petit mois à peine après les funérailles, comme si elle ne voyait entre ses deux maris aucune différence. - Un petit mois, autant dire rien. Il faut y insister : du point de vue d’Hamlet, à la place du père, l’oncle usurpateur s’est substitué quasi instantanément. Le temps pour le prince de cligner des yeux, et que voit-il ? Claudius sur le trône, Gertrude à son bras, et le reste du monde qui fait comme si de rien n’était. Un incompréhensible cauchemar. - Ici encore, la confusion règne, et les contraires les plus irréconciliables paraissent, dans le choix de Gertrude, se superposer, voire se mêler de la façon la plus abominable, la plus affolante. Du moins pour Hamlet. La cour ne manifeste aucune réticence, aucun trouble, et pour tout dire, paraît dépourvue de toute mémoire : un roi chasse l’autre. Hamlet révulsé reste seul à tenter de concevoir comment, s’il est vrai que mari et femme sont une seule chair, sa mère peut supporter d’incarner dans la sienne la coexistence des deux frères, le mort et le vivant (avant même d’avoir appris qu’ils sont aussi la victime et l’assassin).

Se méfier des apparences, sans doute. Et pourtant, comment se passer d’elles ? Hamlet, à la cour d’Elseneur, est le seul à porter encore le deuil de son père. Il fait tache, littéralement ; une tache noire. Impossible de ne pas le remarquer. Cependant cette tache ne révèle rien encore. Elle n’est qu’un costume, un signe, susceptible d’être endossé par n’importe qui. Rien ne garantit la vérité de ce signe, pas plus qu’il ne décele quoi que ce soit de la vérité intime d’Hamlet. Et pourtant, le prince est contraint de ne pas s’en dépouiller : ce signe si insuffisant, méprisé, récusé, lui est néanmoins nécessaire et doit être conservé. Retirer ce sombre vêtement, c’est sacrifier la seule trace de sa sourde dissidence, c’est se condamner à adopter la parure des autres courtisans. (Entre le grand deuil et l’habit de fête, il n’y a pas de troisième terme ; il n’y a pas de nudité possible. Car nous vivons après la Chute.) Le code vestimentaire n’est pas le seul à être ainsi comme verrouillé. Hamlet répond aux sollicitations de son oncle et de sa mère par des jeux de mots qui sont des formations de compromis : d’un côté, en effet, le prince ne peut se révolter ouvertement contre le nouveau pouvoir, mais de l’autre, il n’est pas question pour lui de jouer hypocritement le rôle qu’on lui propose. Reste alors la ressource du silence, qui n’est brisé que pour lancer de brèves paroles à double entente ou proclamer la permanence d’une vérité intérieure aussi incorruptible qu’elle est indicible. Mais cette position-là, à plus ou moins long terme, est intenable. Hamlet le sait bien, murmurant à soi-même dans la solitude que son cœur devra se briser, puisqu’il lui faut se taire.

Et c’est alors que toute expression paraît impossible que s’ouvre pour le prince la voie de l’action - une action qui n’est pas seulement possible, mais nécessaire. Le Spectre paternel, dans la mesure où il impose à Hamlet une mission qui paraît simple - venger son meurtre - lui fait don d’une véritable libération. D’un autre côté, toutefois, il assortit cette mission de conditions qui compliquent singulièrement la tâche du vengeur : ne pas souiller son âme, ne rien entreprendre contre sa mère. Comment donc faut-il s’y prendre pour préserver sa pureté dans ce royaume de la corruption ? Comment éviter d’être à son tour contaminé ? Graves questions sur lesquelles le Spectre reste muet, et d’autant plus redoutables que lui-même, malgré les apparences, pourrait être l’instrument choisi par le démon pour perdre le pauvre Hamlet en l’infectant de mensonges trop conformes aux désirs informulés de son « âme prophétique ». Le fils du fantôme est désormais porteur d’une révélation secrète, mais rien n’en garantit encore la véracité : il lui va falloir la mettre à l’épreuve en ouvrant l’enquête à Elseneur.

La voie de l’action, à peine entrouverte, s’avère être ainsi d’un accès plus compliqué qu’il ne semblait, et réclamer à titre préalable un curieux détour par l’expression. L’enquête, en effet, exige qu’Hamlet se tienne aux aguets sans se laisser percer à jour. Parmi tous les déguisements possibles, pourquoi choisit-il celui de la folie ? Toutes les raisons auront été invoquées par les commentateurs, à commencer par la plus évidente : parce que ce masque-là est le mieux ajusté, au point d’en être évanouissant (Hamlet est celui qui s’avance à la fois masqué et à découvert : nouvelle figure, inattendue, de la confusion qui règne décidément en maîtresse au Danemark). Parce qu’il permet à Hamlet de ne rien sacrifier, ni du deuil interminable qu’il porte de son père, ni de l’horreur fascinée que lui inspire le désir maternel. Parce que le héros, par ce biais, peut transmuer en figure libre une attitude « mélancolique » jusque-là imposée par la situation et y puiser l’aliment d’une étrange allégresse. Mais peu importe, au fond, dans la mesure où l’intérêt dramatique d’un pareil choix suffirait amplement à le justifier : comme l’a écrit Paul Veyne dans une note de L’Elégie érotique romaine, qu’importe le flacon psychologique, pourvu qu’on ait l’ivresse des grandes scènes mémorables ?

Désormais, Hamlet peut à la fois exprimer son être et refléter celui des autres, renvoyant à chaque regard l’image de l’interprétation qu’il pose sur lui, confirmant tous les diagnostics : à Polonius, il apparaît fou par amour ; à Rosencrantz et Guildenstern, dépressif pour cause d’ambition frustrée. Devant chacun, Hamlet émet en virtuose les signes que l’on attend de lui, tout en lisant à son tour dans ses interlocuteurs à livre ouvert. Vrai ou faux, le semblant, loin d’être une entrave ou un écran, est devenu le matériau et le jeu même de la liberté. Comme si le prince enfermé - captif de son costume, retenu contre son gré à Elseneur, errant désoeuvré dans la prison du monde, dont le Danemark est « l’un des pires » cachots - avait fait de son enfermement la clef de la plus haute délivrance et de la plus imparable évasion (Ariel Garcia Valdès l’a confié un jour pendant les répétitions : pour s’échapper vraiment, Hamlet ne scie pas les barreaux de sa cage - il en ajoute d’autres, bloque la porte et prend la fuite vers le Dedans, où nul ne pourra plus le rattraper, à la façon d’un poète comme Stanislas Rodanski, qui choisit de quitter le monde par l’asile). Contrainte qui devient l’occasion d’une suite de scènes d’anthologie, conduites par Hamlet à son gré, et qui découvrent au spectateur ce que peut être le grand, le double jeu de l’interprétation.
Ces scènes sont de deux sortes : plutôt comiques, plutôt atroces (bien entendu, les premières ont aussi leur côté cruel, et les secondes ne sont pas dénuées d’un certain humour presque inhumain).

Car le jeu que joue Hamlet a son revers, cette liberté a son prix. Un regard qui déchiffre s’expose du même coup au risque de devenir à son tour matière à interprétation. Le fou virtuose peut bien se jouer de courtisans superficiels comme Polonius, Rosencrantz ou Guildenstern en s’ajustant à leur lecture pour singer les réponses qu’ils désirent, et les scènes qui s’ensuivent sont aussi féroces que drôles. Mais qu’arrive-t-il quand on est confronté à ses propres questions, ou si l’on préfère, à son autre ? Hamlet en a plusieurs : Claudius, Ophélie, Gertrude. Pour chacune de ses rencontres fatidiques avec ces trois-là, les critiques anglais ont forgé un surnom familier : play scene ou celle du théâtre, nunnery scene ou celle du couvent, closet scene ou celle du cabinet. Trois lieux, donc : le premier, piège à regards et machine à visibilité ; le second, hors du monde et de ses atteintes ; le troisième, sans doute au foyer des questions qui hantent Hamlet.

Dans la play scene, Hamlet ne peut surprendre la culpabilité de son oncle en interprétant sa réaction devant La Souricière sans que celui-ci, par contrecoup, sache désormais que Hamlet sait (dès ce moment, la pièce entre dans une nouvelle phase : le compte à rebours a commencé. Et si l’on demande ce que cette scène a d’atroce, que l’on s’imagine un fils mettant en scène la mise à mort de son propre père, et commentant un tel spectacle sur un ton provocant). Le prince-régisseur n’hésite pas, d’ailleurs, à défier le monarque : en identifiant l’assassin, « un certain Lucianus », comme « neveu » et non pas frère « du roi », il précise en effet pour qui sait l’entendre que l’empoisonneur est l’image à la fois de Claudius et de Hamlet, et que le régicide joué sur scène annonce peut-être une mort à venir autant qu’il donne à voir la mort passée. Etrange figure, où criminel et vengeur partagent fugitivement les mêmes traits : Claudius occupe la place du prince (inutile d’insister sur les dimensions psychanalytiques de cette usurpation - il suffit de noter qu’en principe, ce sont les fils qui sont appelés à succéder à leurs pères) ; en conséquence et comme en vertu de la symétrie qui préside à toute vengeance, la réplique du prince aura donc consisté à montrer qu’il occupe la place de Claudius.

Ophélie, en revanche, serait comme le point aveugle de l’appareil optique qu’est Hamlet, qui projette sur elle, avec l’ « impureté » de son propre désir, ce qui reste pour lui, encore et toujours, le problème féminin (comment donc le péché s’est-il introduit dans le monde, comment est-il possible que la beauté puisse être autre chose que le pur visage de l’honnêteté ?). Devant Ophélie, miroir du miroir princier, celui-ci ne peut que se fêler. Comme lui, elle doit tenir un langage gauchi par la nécessité de tenir un rôle sous le regard de tiers. Elle est la seule à réellement reconnaître sa souffrance, avant même de chercher à la nommer ; la seule aussi à en donner une déchirante image, par son propre égarement puis par la « mort boueuse » où elle sombre avec ses fleurs (c’est le retour poignant de son visage sans vie sous les yeux de son fiancé que prépare toute la scène du cimetière : Hamlet plaisante avec le fossoyeur, s’exerce à méditer sur les vanités du monde en passant les crânes en revue, sans se douter que le trou creusé à ses pieds est destiné à celle qu’il aima, et qui va lui revenir comme une réponse silencieuse à l’une de ses questions : belle et honnête, oui, autant qu’on peut l’être ici-bas ; morte, aussi).

Sur Ophélie, trop sensible, chaque coup aura porté ; sur Gertrude, aucun. Dans la closet scene, pourtant, elle semble plus d’une fois près de succomber : les mots-poignards dont Hamlet l’accable succèdent au meurtre de Polonius et sont interrompus par l’entrée en scène d’un Spectre qu’elle ne peut voir. Mais à chaque fois, quelle que soit la violence ou la soudaineté des chocs, Gertrude paraît les surmonter presque aussitôt, à moins qu’elle ne les oublie - son âme se referme sur eux comme une eau. Elle est, au fond, aussi énigmatique que son fils, et rien ne permet de pénétrer son silence ; contrairement à Ophélie et Claudius, elle n’a pas droit au moindre monologue. Les commentateurs, depuis toujours, se demandent si elle n’a été séduite par Claudius qu’après le régicide, ou si elle aété complice du meurtre de son premier mari. Shakespeare a semé, de ci - de là, des indices qui le laisseraient plus ou moins entendre, et à tel ou tel propos qu’il tient, on pourrait supposer qu’Hamlet lui-même nourrit de tels soupçons sans aller jusqu’à les formuler tout à fait. Délices pour détectives textuels. A vrai dire, livre en main, il paraît impossible de trancher ; mais il semble en tout cas que si Hamlet est à ce point tourmenté par ce qu’il ne sait pas du désir maternel, il en souffre d’autant plus que sous ses questions manifestes - comment peut-elle partager la couche d’un être aussi répugnant ? - s’en dissimule une autre, plus discrète sinon plus douloureuse : a-t-elle donc pu, par amour pour un tel amant, collaborer au meurtre de son époux ?

Play scene, nunnery scene, closet scene. Scènes où le roi entend le prince à demi-mot ; où la bien-aimée entend plus qu’elle ne peut et que n’en sait le bien-aimé ; où la mère et le fils rejouent de concert leur fantastique malentendu. Alors, qu’aura appris le héros à l’issue de l’enquête où il s’est jeté à corps perdu ? A l’interprète et au public de le dire. Mais un lecteur aura peut-être le sentiment que la vérité du Spectre n’était pas le moindre de ses pièges. Hamlet vérifie scrupuleusement l’exactitude de ses accusations, allant jusqu’à se faire assister d’Horatio pour ne pas se fier à son propre jugement ; une fois convaincu que le Spectre disait vrai, il décide d’assouvir sa vengeance. En somme, il conclut de la véracité de l’apparition à son caractère non diabolique. Mais la vérité même pourrait, elle aussi, n’être parfois qu’une ruse du démon, et l’une des plus subtiles. Hamlet ne peut, en effet, savoir ce qu’il en est de Claudius sans que la question de sa mère en soit en lui exacerbée et que l’impureté de tout désir y trouve à ses yeux une effarante confirmation. Ophélie était sans doute la grâce d’Hamlet ; en rejetant les lettres qu’elle lui tend, en refusant de lire quel don elle cherche à lui faire sous couleur de restitution, Hamlet se détourne de cette grâce. Il ne voit pas en elle la réponse à son si fameux monologue : si la vie était telle qu’il la décrit, si elle ne consistait qu’en tourments, alors « qui donc », en effet, « supporterait le fouet et les affronts du temps,/ les torts de l’oppresseur, les injures de l’arrogant,/ les affres d’un amour dédaigné, les retards de la loi,/ l’insolence des autorités, et le mépris/ qu’un mérite patient souffre auprès d’êtres indignes » ? Mais cette existence-là prend aussi, parfois, le beau visage oublié, sacrifié, d’une très jeune femme.

Hamlet, après l’avoir revue au cimetière, marche sereinement à sa propre mort. Comme si toute la pièce n’était que le vaste mécanisme lui permettant de gagner enfin « cette contrée non découverte dont nul voyageur/ n’a repassé la frontière ». Peu après son entrée en scène, le héros déplorait que Dieu ait édicté sa loi « contre le meurtre de soi-même » ; tout Hamlet peut donc aussi être lu comme le détour grâce auquel un prince suicidaire parvient à faire tourner contre lui-même les armes dont il s’interdit d’user, de façon à pouvoir enfin articuler ces paroles proprement insensées : « Horatio, je suis mort […]. Je suis mort, Horatio ». La vengeance n’est donnée que par surcroît, par raccroc, presque en post-scriptum. Hamlet, personnage sans emploi, isolé, à l’existence comme usurpée, finit ainsi par atteindre une sorte de calme, de suspension, de vacance ou de sens de l’instant qui donnent à sa présence, y compris rétrospectivement, son caractère si particulier (Ariel Garcia Valdès dit que le prince est à cet égard tout le contraire de Richard III : autant celui-ci rayonne, imprime aux circonstances, avec l’énergie inlassable d’un soleil d’York, la marque de sa verve théâtrale, autant Hamlet, selon son interprète, est présent « par intermittences », clignotant comme une étoile très lointaine, toujours au bord d’un mouvement de retrait). Au prince méditatif qui va jusqu’à mêler être et non-être sous les espèces uniques du songe sans plus réserver dans nul au-delà un abri sûr contre le fait de l’existence, l’ici-bas de la scène offre en définitive les moyens d’y aller voir lui-même.

Oui, peut-être la tragédie de Hamlet est-elle aussi cela : une machine à mourir, à reproduire sous forme sensible, leçon pour l’œil non moins que pour la pensée, la noblesse d’un homme seul rejoignant enfin son silence.

Daniel Loayza, 11 avril 2006

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  • Extrait

Hamlet : Ne vous a-t-on pas fait chercher ? Etes-vous venus de vous-mêmes ? Votre visite est-elle spontanée ? Allons, soyez justes avec moi. Allons, allons. Eh bien, parlez.
Guildenstern : Que devrions-nous dire, monseigneur ?
Hamlet : Ma foi, rien qui soit à propos. Je sais que le bon roi et la reine vous ont fait chercher.
Rosencrantz : A quelle fin, monseigneur ?
Hamlet : Cela, c’est à vous de me l’apprendre.
Guildenstern : Monseigneur, on nous a envoyé chercher.
Hamlet : Je vais vous dire pourquoi. J’ai depuis peu, pour quelle raison je n’en sais rien, perdu toute ma gaieté ; ce vaste édifice, la terre, me semble un promontoire stérile ; ce dôme sublime de l’air, voyez-vous, ce magnifique surplomb du firmament, ce toit majestueux lambrissé de flammes d’or - eh bien, il n’a d’autre aspect pour moi que celui d’un immonde et pestilentiel agrégat de vapeurs. Quel chef-d’œuvre que l’homme ! Si noble dans sa raison, si infini dans ses facultés, dans sa forme et son mouvement si net et si admirable, par son action si semblable à un ange, par sa compréhension si semblable à un dieu ! La perle du monde, le parangon des animaux - et pour moi, cependant, qu’est-ce que cette quintessence de poussière ? L’homme ne m’enchante pas - et la femme non plus, bien que vos sourires semblent dire le contraire.
Rosencrantz : Monseigneur, mes pensées n’étaient pas d’une telle étoffe.
Hamlet : Pourquoi avez-vous ri alors, quand j’ai dit que l’homme ne m’enchante pas ?
Rosencrantz : J’ai pensé, monseigneur, que si l’homme ne vous enchante pas, les comédiens devront faire carême chez vous. Nous les avons dépassés en chemin, et ils viennent ici pour vous offrir leurs services.
Hamlet : Celui qui joue le roi sera le bienvenu.

Hamlet [un songe], séquence 11

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Sélection d’avis du public

RE: Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare Le 4 mars 2007 à 20h51

Vous n'avez, à l'instar de vos coadjupiles mal écrivants, rien entendu à la pièce de Georges Lavaudant. Il est toujours extrêmement irritant de voir s'agiter de vieux bonnets de nuits, écorchés par toute mise en scène osée, ou tout simplement novatrice. En bref : le mélange des langues participe de l'esthétique de l'éclatement, qui se rejoue dans le dédoublement des Ophélies, voire du personnage (quasi toujours in absentia) du roi. Les "espagnolades" (quelle vulgarité de votre part...) s'intègrent totalement dans le basculement quasi systématique entre songe / réalité, inconscient des personnages voire du public / réalité de la représentation d'un classique. Si vous n'avez pas aimé, ne serait-ce qu'un peu, chaussez vos pantoufles et vous allez coucher. AG

RE: RE: RE: Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare Le 6 février 2007 à 18h06

Ariel Garcia Valdes a sans doute ete l'"Hamlet" le plus beau et le plus intelligent que Shakespeare ait eu en France. Il est tres courageux de la part d'Ariel de prendre le risque de participer a la douce folie megalomaniaque de Lavaudant: essayer de mieux "comprendre" Shakespeare ou de le "depasser" ?! en desarticulant la piece et son personnage le plus illustre Hamlet. C'est comme si un chef d'orchestre restructuree une des symphonies de Beethoven! Ariel n'a plus l'age d'etre Hamlet; il est fin, sensible, cultive: pourquoi n'ecrit-il pas puisqu'il dit lui-meme detester le metier d'acteur faisant de lui un homme objet?!

RE: RE: Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare Le 28 mai 2006 à 17h18

Vous devez être bien aveugle pour faire l'éloge de cette pièce. La mise en scène faussement moderne de Lavaudant (je pense aux ridicules projections vidéo de requins-martaux, métaphore si grossière que j'en ai réveillé mes voisins par mon fou rire difficilement contenu) ne sert qu'à masquer le mauvais jeu des acteurs, tous aussi lamentables les uns que les autres. La palme va cependant à Ariel Garcia Valdes qui assassine littéralement le rôle de Hamlet. Aucune émotion, que des mots qui s'enchainent et qui ne veulent plus rien dire. La scène où il envoit Ophélie au couvent est un massacre. Aucune folie, aucun désir, le néant... Désolée de dire que de bons acteurs suffisent souvent à faire une bonne pièce, inutile alors de se fatiguer avec une mise en scène tape à l'oeil gratuite et qui n'a aucun sens. Je n'en veux pas plus à l'équipe de la pièce qu'au public qui continue de cautionner ce type de théâtre intellectuel et sans vie qui sévit depuis trop longtemps en France.

RE: RE: Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare Le 24 mai 2006 à 07h27

Avez-vous jamais lu Hamlet ? Au mieux Lavaudant aurait pu proposer ses idées incongrues dans un théâtre de boulevard. Encore un effort et ça sera pour Moulin Rouge. Mais un public inculte mérite ça. Pour le théâtre de l'Europe c'est une honte de l'avoir accueilli.

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RE: Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare Le 4 mars 2007 à 20h51

Vous n'avez, à l'instar de vos coadjupiles mal écrivants, rien entendu à la pièce de Georges Lavaudant. Il est toujours extrêmement irritant de voir s'agiter de vieux bonnets de nuits, écorchés par toute mise en scène osée, ou tout simplement novatrice. En bref : le mélange des langues participe de l'esthétique de l'éclatement, qui se rejoue dans le dédoublement des Ophélies, voire du personnage (quasi toujours in absentia) du roi. Les "espagnolades" (quelle vulgarité de votre part...) s'intègrent totalement dans le basculement quasi systématique entre songe / réalité, inconscient des personnages voire du public / réalité de la représentation d'un classique. Si vous n'avez pas aimé, ne serait-ce qu'un peu, chaussez vos pantoufles et vous allez coucher. AG

RE: RE: RE: Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare Le 6 février 2007 à 18h06

Ariel Garcia Valdes a sans doute ete l'"Hamlet" le plus beau et le plus intelligent que Shakespeare ait eu en France. Il est tres courageux de la part d'Ariel de prendre le risque de participer a la douce folie megalomaniaque de Lavaudant: essayer de mieux "comprendre" Shakespeare ou de le "depasser" ?! en desarticulant la piece et son personnage le plus illustre Hamlet. C'est comme si un chef d'orchestre restructuree une des symphonies de Beethoven! Ariel n'a plus l'age d'etre Hamlet; il est fin, sensible, cultive: pourquoi n'ecrit-il pas puisqu'il dit lui-meme detester le metier d'acteur faisant de lui un homme objet?!

RE: RE: Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare Le 28 mai 2006 à 17h18

Vous devez être bien aveugle pour faire l'éloge de cette pièce. La mise en scène faussement moderne de Lavaudant (je pense aux ridicules projections vidéo de requins-martaux, métaphore si grossière que j'en ai réveillé mes voisins par mon fou rire difficilement contenu) ne sert qu'à masquer le mauvais jeu des acteurs, tous aussi lamentables les uns que les autres. La palme va cependant à Ariel Garcia Valdes qui assassine littéralement le rôle de Hamlet. Aucune émotion, que des mots qui s'enchainent et qui ne veulent plus rien dire. La scène où il envoit Ophélie au couvent est un massacre. Aucune folie, aucun désir, le néant... Désolée de dire que de bons acteurs suffisent souvent à faire une bonne pièce, inutile alors de se fatiguer avec une mise en scène tape à l'oeil gratuite et qui n'a aucun sens. Je n'en veux pas plus à l'équipe de la pièce qu'au public qui continue de cautionner ce type de théâtre intellectuel et sans vie qui sévit depuis trop longtemps en France.

RE: RE: Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare Le 24 mai 2006 à 07h27

Avez-vous jamais lu Hamlet ? Au mieux Lavaudant aurait pu proposer ses idées incongrues dans un théâtre de boulevard. Encore un effort et ça sera pour Moulin Rouge. Mais un public inculte mérite ça. Pour le théâtre de l'Europe c'est une honte de l'avoir accueilli.

RE: Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare Le 10 mai 2006 à 13h41

Je ne partage pas du tout votre avis. Je trouve que Georges Lavaudant a tout compris !!! Il a su respecter Shakespeare et garder l'essentiel de la pièce qui fait de cette tragédie une pièce encoreterriblement d'actualité... La "troupe de Lavaudant", déja brillante dans "La Rose et la Hâche", ne tombe pas dans le psychologisme niais mais bien dans la qualité excellente d'interprétation. Quant aux différentes langues utilisées, si l'on comprend l'emploi del'anglais élisabethain, on peut très facilement accepter la proposition de l'italien car le passage est celui de La Souricière dont Hamlet dit lui-même que c'est un texte italien !!!

RE: Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare Le 7 mai 2006 à 10h52

Quel miracle: Hamlet "un songe" diffusé hier soir en live par ARTE: toute la force d'un texte , revisité par la puissance créatrice d'un grand metteur en scéne, porté au bord de la folie par des acteurs qui crevaient l' écran , et filmé et monté en direct par le génie de DON KENT .Lavaudan n' est pas Shakespeare et c'est pour cela qu'il peut nous faire cadeau de cet acte d'amour. FOE

Hamlet [un songe] d'après William Shakespeare Le 2 mai 2006 à 09h48

Quel gâchis ! Georges Lavaudan n'aime-t-il pas Hamlet ? Il nous a fait une Sélection du Reader's Digest, oubliant qu'une pièce est faite de moments de détente et de moments de tension, les uns mettant en valeur les autres et ne pouvant exister sans les autres. Et il nous a mis des requins, des espagnolades, des costumes de toutes les époques, des personnages qui se dédoublent, sans oublier le kit du prêt-à-jouer, que j'ai vu également cette semaine dans le Cas de Sophie K : textes en langue étrangère (italien et anglais) qui n'ont aucun sens dans la pièce quand on comprend ces langues, tirades se chevauchant (Lavaudan vient-il de découvrir que les langues ont une musicalité ? Je lui rappelle que ce qui est intéressant dans une langue c'est qu'elle veuille dire quelque chose avant tout), texte écrit sur fond vidéo, pour les mal comprenants. Bref, contrairement à ce qu'il pense, Lavaudan est moins bien que Shakespeare.

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Odéon - Théâtre de l'Europe

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Odéon - Théâtre de l'Europe
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Spectacle terminé depuis le samedi 27 mai 2006

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