Après plusieurs années en Suisse pour soigner son épilepsie et une forme d’idiotie, le prince Mychkine retourne dans son pays pour y rencontrer la bonne société russe. Visionnaire, sincère et spontané, fondamentalement bon, le prince Mychkine sera accepté par cette société cupide et hypocrite comme un être à part. Offrant une nouvelle façon de voir le monde, celui que l’on nomme l’idiot déclenchera chez tous ceux qu’il rencontrera de nouvelles interrogations, révélant les caractères passionnels d’une société décadente.
Pétersbourg est le théâtre de la Russie de Dostoïevski qui connait une crise collective et intîme sans précédent. L’idiot raconte cette crise où l’homme est embarqué vers une chute à un moment de l’histoire de la Russie où sourdent les élans de la révolution à venir. Un monde qui s’écroule à l’image des crises d’épilepsie de Mychkine. Un monde dont il est temps de prendre soin pour qu’il ne sombre pas tout à fait. Par sa maladie, Mychkine porte en lui une société malade. Et au nom d’une démocratie à venir, le prince Mychkine veut sauver le monde, soigner les gens qu’il rencontre. En leur révélant leur nature profonde, il fait tomber les masques, piétine avec son coeur l’égo de chacun. C’est absolument monstrueux et magnifiquement généreux.
Comme des loups dans la steppe, assoiffés de liberté, les personnages de Idiot sont aveuglés, irradiés, enragés, délirants, enfiévrés. Figures de carnaval, au sens étymilogique du terme, ils sont à vif ; « carne-levare », la chair leur a été ôtée.
Dans Idiot, le quatuor Mychkine-Rogojine-Aglaïa-Nastassia incarne la cruauté de la fin d’un monde, d’une société épuisée qui cherche désespérément de nouveaux repères, Idiot interroge ce passage, la transition que nous vivons d’un monde à l’autre, qui nous donne le vertige par peur de ne pas être à la hauteur. Or le prince Mychkine, est celui qui veut croire encore en l’homme, croire à la bonté mais qui par une empathie excessive sombre dans la maladie par impuissance à pouvoir absorber les haines, les angoisses, les passions destructrices, les pouvoirs armés.
Comment un seul homme peut-il sauver le monde si ce n’est en déclenchant une série de catastrophes... les idiots d’aujourd’hui, ceux qui ne savent pas mais qui croient encore en l’homme n’ont d’existence que dans la puissance qu’ils trouveront à s’organiser pour construire la société de demain où l’être supplantera le paraitre.
L’écriture à plusieurs voix de Dostoïevski nous a donné la matière vivante de cette partition pour 6 acteurs puisée aux sources mêmes des dialogues du roman.
Une écriture proche du cinéma qui avance « par sauts », en traduisant tour à tour enthousiasme et fatalité. Une partition en accélération comme une pensée poétique qui traduit l’hébétude irrévocable dans laquelle tombe le Prince Mychkine.
Une écriture résolument contemporaine qui dévoile les mécanismes de la folie et interroge notre état d’être au monde.
Idiot propose une traversée aux tréfonds de l’âme humaine, dans la tempête hallucinée de la vie. C’est le procès d’un auteur à son siècle où Dostoïevski pose les questions essentielles avec une simplicité implacable en passant du plan moral à l’interrogation métaphysique par le détour d’une quête de soi et de l’autre.
Avec L’Idiot, Dostoïevski nous mène au-delà des apparences pour découvrir l’inadaptation des êtres au monde. Ce qui était vrai en son temps, l’est encore aujourd’hui.
L’écriture de Dostoïevski nous jette au plus profond de l’être. Dans ce carnaval « carne-levare » d’hommes abîmés par la souffrance, Mychkine est celui qui parle à coeur ouvert, qui dit ce qu’il pense parce qu’il ne sait pas et qui n’existe que par le regard de l’autre. Cet homme bon, choisi par Dostoïevski, n’est pas le Christ : l’échec est inscrit dans son destin et ni la gloire de la Résurrection, ni l’espérance de la Rédemption ne l’attendent.
Lentement sorti de son « idiotie », il y retourne définitivement après la mort de celle qu’il a aimée, Nastassia Philippovna, et après la rupture de ses fiançailles agitées avec Aglaia Epantchine. La réforme spirituelle qu’il voulait apporter à un monde corrompu par l’argent, la vanité et les passions basses, se termine en catastrophe. Le prince est condamné par les figures terrestres du roman, Rogojine, son frère, lui dit « si ça se trouve ta pitié ; elle est encore bien pire que mon amour » … Mychkine est ainsi condamné à estimer les situations et les êtres comme s’il les rencontrait, à jamais, pour la première fois. Libéré du poids de l’expérience, chaque instant de sa vie, l’invite, ou le condamne, à l’expérimentation. L’idiotie pourrait ainsi nous inviter à réfléchir avec un souci permanent d’expérimentation. La pratique de l’idiotie s’imposerait alors comme « un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition », pour reprendre les termes de Bergson et nous en aurions fini pour un temps avec ce monde de certitudes sur-gonflé de bien-pensants. Idiot est un appel urgent à respirer ensemble.
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