Dire le génocide
Je ne sais pas si vous pouvez me comprendre
La presse
“Un génocide est - résumant la définition de l’un d’entre eux - une entreprise inhumaine imaginée par des humains, trop folle et trop méthodique pour être comprise.” Jean Hatzfeld
"Ce sont les paroles de rescapés du génocide rwandais recueillies par Jean Hatzfeld pendant une longue période qui font oeuvre. J’ai choisi les deux derniers textes, celui de Sylvie Umubyeyi, assistante sociale et celui de Claudine Kayitesi, agricultrice. La façon dont ces deux femmes prennent la parole est quelque chose d’inhabituel, c’est-à-dire une formidable réflexion qui avance “à découvert”, une émotion sans sentimentalité et, au creux de certaines phrases, la gaieté. Rien ne se situe là où on s’attendrait à le trouver - l’horreur, la description, la plainte, les larmes. Non. Peut-être le théâtre peut-il accueillir cela mieux que toute autre forme."
Isabelle Lafon
Une femme s’avance sur la scène, le livre de Hatzfeld à la main ; elle s’assied sur une chaise, commence à lire, sous une lumière crue, sans préambule, sans artifice. Elle lit presque mal : (...) elle semble intimidée, mal à l’aise. Sa maladresse est au fond habile, toute volontaire : c’est une façon de rompre avec la solennité, la cérémonie, l’emphase de la représentation théâtrale. (...) Soudain, la comédienne se modifie : sa voix change, ses doigts s’animent tandis que le noir se fait.
Isabelle Lafon a une façon particulière de s’essuyer le visage : la main gauche part de la bouche, effleure le nez, remonte vers le front. Et l’on voit tout : l’humilité, la fatigue, la douceur, la rudesse, qui sont celles de l’Afrique. (...) Isabelle Lafon n’imite pas quelqu’un, un personnage, et pourtant on est saisi, comme si elle donnait chair à une présence.
Une femme noire. Oui, elle est là. Elle s’appelle Sylvie Umubyeyi. Elle parle sans ressentiment, sans haine, d’une voix détachée, pas si grave au fond, mais qui soudain s’étrangle dans un sanglot. Elle dit : " je ne sais pas si vous pouvez me comprendre". Non, sans doute. Qui peut comprendre les ressorts aveugles du génocide ?
Ce spectacle offre l’exemple fascinant, presque miraculeux, d’une transposition maîtrisée. On admire d’autant mieux le travail d’Isabelle Lafon que tout dans son jeu paraît improvisée, léger, vivant.
Frédéric Ferney
" ... Ce sont quatorze témoignages de rescapés du génocide des Tutsis (avril-juin 1994) que le journaliste écrivain a recueillis dans la région de Nyamata. Modèle de rigueur journalistique, le livre confine au chef-d'oeuvre littéraire; comme si l'auteur Jean Hatzfeld s'était lui-même rencontré à travers ses interlocuteurs.
C'est ce même livre que la comédienne Isabelle Lafon tient dans ses mains lorsqu'elle entre sur la scène, à pas lents, les bras nus. Elle se dirige vers une chaise mille fois repeinte qui compose à elle seule le décor. Elle s'assoit. Elle ouvre le livre... la comédienne poursuit la lecture, mi-hésitante, mi-appliquée, comme interdite à l'idée de parler, elle, la femme blanche, la Française, au nom de cette Sylvie Umubyeyi, la femme noire, la Tutsie, l'une de ces quatorze rescapés.
Soudain elle se décide. Elle referme le livre lentement. Elle plonge. Une sorte de miracle s'accomplit. Avec sa voix seule, les mots de sa propre langue et quelques gestes de la main, Isabelle Lafon qui n'est jamais allée au Rwanda, parvient à restituer le lent parler sinueux et pacifique du pays des mille collines. La stupéfiante poésie d'une langue, le kinyarwanda, qui n'avait pas de mots pour décrire ce qu'est un génocide et les a donc inventés. Igishanga est-il un spectacle ? A l'évidence non ! C'est le geste de respect d'une comédienne digne et dépouillée à l'égard de celles et de ceux qui ont traversé "le nu de la vie"."
Daniel Conrod, Télérama, semaine du 2 février 2002
211, avenue Jean Jaurès 75019 Paris