Une comédie hors norme
Entretien avec Luca Ronconi
La presse
Résumer L’Éventail ? Autant calculer la trajectoire d’un papillon, car cette petite comédie en trois actes de Goldoni (l’une de ses préférées) en a la délicatesse capricieuse et la printanière légèreté. Et de même que le battement des ailes d’un papillon peut finir, de proche en proche, par soulever une tempête, de même avec cet éventail : tandis qu’il passe, toujours plus vite, de mains en mains, le ciel serein des amours réciproques se couvre soudain de nuages toujours plus menaçants.
Tout rentre évidemment dans l’ordre quand l’éventail parvient enfin à destination (toute une journée pour franchir quelques mètres !) ; mais ce voyage presque immobile, à travers la petite place d’un village d’Italie, aura suffi à Goldoni pour tracer de main de maître le portrait souriant de toute une société.
Luca Ronconi, soixante ans après la fondation du Piccolo Teatro de Milan et dix ans après la disparition de Giorgio Strehler, rend un hommage de théâtre à son illustre prédécesseur en puisant dans le répertoire qui lui valut ses plus beaux triomphes.
Avec Ivan Alovisio, Gabriele Falsetta et Andrea Luini (les garçons).
Luca Ronconi, après La Bonne épouse, après La Servante amoureuse et Les Jumeaux vénitiens, vous avez choisi pour votre quatrième mise en scène de Goldoni de vous attaquer à L'Éventail, une pièce assez peu jouée sur les scènes italiennes. Pourquoi ?
Nous célébrons cette année le tricentenaire de sa naissance, mais le vrai motif d'un tel choix est la singularité de cette comédie. Goldoni écrit L'Éventail alors qu'il s'est déjà établi à Paris, et la pièce est le résultat d'une frustration. Elle est d'abord née sous forme de canevas (qui n'a jamais été retrouvé), après le succès plutôt mitigé, voire nul d'autres comédies
composées pour le Théâtre Italien. Goldoni réécrit alors son oeuvre pour l'envoyer à Venise comme on lance une bouteille à la mer, comme un message envoyé de très loin. C'est aussi pour cela que nous la ressentons comme une véritable comédie de l'exil, assez différente des autres.
Il est significatif que cette comédie ne soit pas située à Venise, mais aux environs de Milan : même la langue dans laquelle elle est composée est différente...
Le langage de L'Éventail est tout à fait particulier : on sent qu'il ne naît pas des personnages. La pièce a du même coup été conçue comme comédie d'intrigue. Mais à mon avis, même s'il est vrai qu'au début l'on est porté à croire que la langue employée par Goldoni sert à habiller un récit, en réalité, ce sont les personnages qui sont voilés. On a l'impression - et c'est là que réside pour moi le point curieux et fascinant du texte - que tous les personnages ont une certaine difficulté à communiquer entre eux et que le seul élément qui soit en mesure de les mettre en communication est un objet, à savoir l'éventail - ce qui constitue une invention singulière pour l'époque et très singulière chez Goldoni.
Qu'est-ce donc, selon vous, qui occupe le premier plan de la pièce, s'il ne s'agit ni d'un personnage, ni d'une situation, ni d'une intrigue ?
Un objet qui tient lieu d'échange, un objet employé comme possibilité de communication. L'argent avait déjà joué ce rôle dans d'autres comédies de Goldoni. L'Éventail est une comédie où les rapports entre les personnages, l'expression des sentiments amoureux, la communication des sentiments ne sont pas confiés à la langue mais rapportés à un objet, ce fameux éventail. Un objet un peu particulier... Pourquoi faut-il en posséder un ? On en a besoin, par exemple, quand on manque d'air... Mais il a aussi pour fonction de communiquer quelque chose, tout en mettant les personnages en rapport avec une atmosphère orageuse, une tempête émotionnelle... Pour moi, ce rapport entre la fragilité de l'objet et l'ensemble des conséquences
qu'il déchaîne a une grande importance.
Et au beau milieu de ces éléments si particuliers, les personnages sont-ils d'un type goldonien habituel, ou non ?
En fait, non. La comédie est organisée de façon tout à fait originale par rapport aux intrigues habituelles, autour de deux triangles : un triangle bourgeois-aristocratique, Evaristo, Candida et le Baron, et puis un triangle populaire, Giannina, Crespino et Coronato. Et les deux personnages de niveau social supérieur, le Baron et l'aubergiste Coronato, finissent par être les dindons de la farce. La singularité de ces deux triangles tient à ce que la plus grande partie des scènes n'a pas lieu entre les amoureux respectifs des deux groupes, mais entre l'amoureux du premier, Evaristo, et l'amoureuse du second, Giannina. On a l'impression que les couples auraient pu être différents : si l'éventail tarde aussi longtemps à parvenir à bon port, c'est peut-être parce que sa destination naturelle aurait dû être tout autre...
Que voudriez-vous faire parvenir au public ?
Le sentiment qu'il s'agit d'une comédie subtile, sans naïveté. Goldoni, à tout prendre, continue à être considéré avec une certaine suffisance. À l'inverse, il faut le considérer avec la curiosité qu'on réserve aux grands auteurs. Souvent, on attend ce que l'on a déjà vu. Dans mes mises en scène de Goldoni, j'ai toujours essayé d'être pertinent : si un auteur a une production aussi énorme que la sienne, pourquoi s'imaginer que tout y est toujours pareil ? L'Éventail est une comédie hors norme, comme l'étaient La Servante amoureuse et Les Jumeaux vénitiens. Chaque texte doit être vu pour ce qu'il est.
Propos recueillis par Maria Grazia Gregori, extraits du programme du Piccolo Teatro (traduits de l'italien par Daniel Loayza)
"(...) une comédie aussi riche en traits et en tours d'esprit qu'en jeux d'ombres et de sous-entendus, où les éclats de rire se succèdent comme pour vaincre la mélancolie. Un chef-d'oeuvre magistralement orchestré par Ronconi sous le signe de la légèreté et du mystère de l'existence." Franco Quadri, La Repubblica, 22 janvier 2007
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