Alain a 46 ans lorsqu’éclate le conflit de 1914. Ses élèves sont mobilisés, il ne peut « en conscience » rester à l'arrière et s'engage dans la guerre. Le 3 août 1914, il déclare que « l'on signera une paix honorable mais que les plus honorables seront morts ! ». Le brigadier Chartier, téléphoniste d'artillerie, vit et observe la condition de l'homme de troupe, esclave de corps et d'esprit.
L'écriture se nourrira de cette expérience. Vingt-et-une scènes de comédie et le Roi Pot, écrits en 1916, montrent avec force et originalité les raisons et les mécanismes qui conduisent un peuple à vouloir, faire, ou accepter la guerre. Nous y avons puisé la matière de notre pièce. Alain y esquisse par touches un portrait de la société de son temps : la solitude du permissionnaire comme étranger à son propre village, la secrète mélancolie d’une scène de séduction entre une jeune femme et un permissionnaire sur un quai de gare, le ridicule parfois farcesque du rapport au danger de mort au front.Et aussi, de façon récurrente, l’État, ses fonctionnaires, ses officiers, ses écrivains ( !), avec au centre la figure inclassable d’un Premier Ministre fascinant.
Tous prisonniers et acteurs de la guerre, comme pris dans ce « Système » (un mot récurrent dans Le Roi Pot). C’est un totalitarisme sans chef, guidé par et pour la classe des Importances, comme dit Alain, une élite sociale à laquelle il appartient et qu’il fuit jusque dans la boue de la guerre pour ne pas être tenté de rester du côté des coupables.
Le projet est né dans un double contexte de commémoration : les 150 ans d’Alain et le centenaire de 1918. Mon frère Emmanuel, spécialiste d’Alain, préparait l’édition du journal de ses dernières années. L’idée nous est venue de travailler ensemble pour faire redécouvrir la parole et la pensée d’Alain en conciliant la sortie du journal et la création d’un spectacle.
Cette idée est née dans un contexte particulier de la compagnie : un désir, après la dernière création et alors que nous venions d’obtenir le prix du théâtre de l’ADAMI, d’aller vers d’autres horizons en travaillant avec des artistes étrangers. Je souhaitais associer les capacités de la compagnie à ceux qui se battent pour appréhender notre langue et retrouver ici les conditions pour être ici comme ils l’étaient là-bas : des artistes accomplis. Je souhaitais aussi pouvoir contribuer à une ouverture plus grande de nos plateaux à la diversité du monde.
C’est ainsi qu’ont été organisés un laboratoire de lecture, de traduction et de répétition réunissant une quinzaine d’artistes de tous pays. Le texte d’Alain a alors frappé chacun par sa théâtralité (cela, on ne peut le savoir que sur le plateau) et par son actualité, les émotions et analyses du soldat Alain rejoignant de façon troublante celles des artistes qui avaient eux-mêmes subi la guerre, la répression ou l’exil.
Au-delà du contexte de la guerre, ce sont les propos critiques sur ce que l’on appelait déjà le « progrès » - avancées technologiques, augmentation (inéquitable !) des richesses, démocratie comme garantie suffisante de l’émancipation des peuples – qui nous sont apparus précieux à transmettre. Précieuse aussi la quête tâtonnante de cet homme qui, à travers la multitude des personnages qu’il déploie comme un portait de notre société, cherche à lutter contre ses a priori et ses démons et à réhabiliter, contre tous les fatalismes, déterminismes et mouvements de masses, une place pour la volonté
et l’intégrité dans nos vies.
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