Les machines à remonter le temps - diptyque
Temps 1
Temps 2
Cher, très aimable Proust
Jouer Marcel Proust
La presse
L'enfance, la douleur, le tumulte, les désirs, l'attente des aubépines et le passage du temps. La voix du comédien Serge Maggiani, seul en scène, voyage dans les bribes de la fondamentale Recherche. Il fait entendre une intimité par tous partagée, donne voix aux quatorze années pendant lesquelles l'écrivain chemina vers les méandres de l'autobiographie.
« Jouer Marcel Proust, dit l'acteur, c'est entrouvrir le rideau de scène comme une paupière à demi-close et refaire pas à pas tous les chemins de Combray, de Guermantes, des amours déçues, des félicités, des indicibles douleurs, dans le seul milieu où il a choisi de nous perdre : la forêt des songes. »
Dans un espace blanc, parcouru de couleurs rares, le metteur en scène Charles Tordjman poursuit son investigation du labyrinthe proustien. Directeur depuis douze ans du Théâtre de la Manufacture de Nancy, il puise le premier Temps du spectacle dans Combray et les Intermittences du cœur. Deuxième volet du diptyque, Temps 2, provient de celui que Proust dit « retrouvé ». L'homme saisit alors la clé de sa recherche, suspendu dans un temps présent qui n'a plus de prise sur lui. « Dans un tremblement, raconte le metteur en scène, il éprouve la force et le courage d'enquêter, de plonger en soi pour remonter le temps. Le chemin de Proust devient peu à peu le nôtre. »
La simplicité du dispositif scénique exclut le spectaculaire et la reproduction laborieuse des clichés liés à La Recherche. Charles Tordjman crée une proximité, une intimité où les imaginaires du narrateur et du public peuvent s'unir et se répondre dans un temps commun. Chant poétique où chacun laisse en soi résonner les voix lointaines de l'enfance, Je poussais donc le temps avec l'épaule s'aventure en deux Temps dans la mémoire du narrateur aux cinq cents personnages, auteur de l'œuvre magistrale d'une vie des plus ordinaires. Convié à un voyage théâtral hors normes, le spectateur prend place dans une machine à remonter le temps perdu puis retrouvé.
Pierre Notte
Pourtant il ne s’agit pas de mettre en image le roman de Proust, il ne s’agit pas de « représenter » l’époque, il ne s’agit pas de tenter de photocopier le réel dans lequel l’œuvre de Proust s’écrit. Il ne s’agit pas non plus de « représenter » Marcel Proust.
Nous demandons à Marcel Proust de nous accompagner dans une remontée de notre propre temps, dans nos propres espaces intérieurs. Celui du petit enfant qui dans son lit se torture de l’oubli du baiser de sa mère avant la nuit ; celui qui ne se remet pas de la mort de sa grand-mère, celui qui jaloux aperçoit l’ombre de ceux qui s’aiment, ou celui qui perçoit en un endroit reclus les voix des adultes.
Marcel Proust, c’est nous. Le théâtre de Marcel Proust est celui d’une plongée en nous-même. Mettre en scène Marcel Proust relève bien sûr du défi de faire entendre une langue dont à priori on pourrait dire qu’elle n’est pas théâtrale. C’est ce défi que nous espérons relever. Parce que de cette immensité de langue, nous rêvons de faire œuvre de légèreté avant tout en mettant en écoute cette langue qui est notre langue. C’est pourquoi nous déplaçons le théâtre. Je veux dire que nous ne serons pas vraiment sur scène ou bien on pourrait dire que nous, acteurs et spectateurs, le serons tous.
C’est là l’enjeu central de cette mise en scène d’une partie de l’œuvre de Marcel Proust ; être ensemble pour s’entendre voyager chacun.
Charles Tordjman
Je poussais donc le temps avec l'épaule, est suivi maintenant d’un deuxième temps. « Le temps retrouvé », c’est bien entendu dire le désir d’être dans l’épaisseur du temps chez Marcel Proust, Mais dire aussi l’impossibilité de le saisir en un seul coup d’épaule. Donc plonger encore à l’intérieur de cette formidable langue et faire théâtre de cette plongée.
Lors de la première poussée de temps ouverte dans une douce blancheur, la mémoire laissait filer des blessures souterraines ; l’enfant privé du baiser de sa mère, l’évanouissement des chemins d’aubépines, les regards plongeant vers les désirs interdits, les rêves lointains d’écriture, la descente au pays des morts. Avant que le temps ne soit retrouvé le narrateur va maintenant s’effrayer d’un corps que l’on fouette, d’une grand-mère devenue bête aux abois de la mort. La maladie qui l’absente de Paris le fait revenir chez les Guermantes, encore une dernière fois assister à un incroyable bal où toute l’ « ancienneté » qu’il a connue depuis le début de la Recherche s’est fait une étrange « tête ». Les corps se sont pliés, ils sont au bord de la fin, comme à la fin du livre. Aux violoncelles lisses et rythmés du premier temps succèdent des violoncelles bégayants, eux mêmes à la recherche du thème perdu. Dans le « noir clair » trouble, la voix de Serge Maggiani poursuivra avec entêtement cette quête insensée de l’endroit où va s’écrire l’œuvre du temps.
Ce temps il sera à la fois plus noir et plus joyeux, parce que la décision d’écrire prise par le narrateur saisira que la durée est une sorte d’évidence lumineuse. A la fin de ce « Temps retrouvé » il saura qu’il faut enfin commencer en plongeant en lui même pour prononcer les mots décisifs qui ouvrent la quête du temps « Longtemps, je me suis couché de bonne heure »…
Charles Tordjman
Tu as été le dernier héritier d’une tradition qui a cru à l’art comme fin suprême de l’homme. Tu as découvert des jardins dans des tasses de thé. Le clocher d’une église, une haie d’aubépines, les pavés inégaux de la cour d’une maison, l’odeur de moisi d’un cabinet, le bruit d’une cuiller contre une assiette, de l’écoulement de l’eau dans les tuyaux, et tant de petites choses insignifiantes pour d’autres ont trouvé en toi leur historien et leur poète ; et de même les tristes effets de la pathologie, de la névrose, les tics, les névralgies, nos péchés futiles et graves. Tu t’es mûri, prisonnier, dans une phrase, comme Baudelaire (…)
En parlant de tout, de peinture, de théâtre, d’architecture, de musique, de poésie, tu poursuivais l’essence spécifique et volatile des choses, pour la reconquête d’un paradis d’essences.
Infiniment moderne et jusqu’au vertige, tu as éperdument adoré la saveur, la couleur des choses vieillies et évanouies de la France. (…)
Plus que nous qui vivons parmi elles, tu as aimé nos villes. Tu as transféré dans tes pages les angoisses ingénues de l’enfant. (…)
Tu as contraint de souffrir, d’aimer, de nous ennuyer, tu nous as donné tristesse et enthousiasme, confiance et désarroi, en
nous conduisant dans ta forêt épaisse pour nous abandonner. (…)
Tu as écrit un nouveau Roman de la Rose (…) Tu as changé le vieux monde sans le détruire.
Extrait de l’Ange de la mort, Giovanni Macchia (Gallimard)
Marcel Proust est un homme sans imagination. Son imagination est celle de sa mémoire et c’est ce qui fait son génie.
Lire Marcel Proust, c’est baisser ses paupières et écouter bruire au fond de soi l’enfance de la vie, sa douceur et son tumulte, son sanglot éternellement étouffé ; laisser son corps recomposer le temps qui le dévore.
Jouer Marcel Proust, c’est jouer tout cela et c’est immense ; c’est entrouvrir le rideau de scène comme une paupière à demi-close et refaire pas à pas tous les chemins de Combray, de Guermantes, des amours déçues, des félicités, des indicibles douleurs, dans le seul milieu où il a choisi de nous perdre : la forêt des songes. « Dante du monde du sommeil », dont il serait le voyageur et le supplicié.
Jouer Marcel Proust c’est chaque soir jouer un instant d’éternité.
Serge Maggiani
Des voluptés de la lectureau baiser trop tardif de la mère occuppée, du buisson d'aubépines à la fameuse madeleine trempée dans l'infusion, jusqu'aux chers disparus dont tout encore vous parle, c'est un enchantement. Qu'elles constituent pour certains une révélation éblouie ou pour d'autres une réminiscence émue, ces phrases sublimement ourlées, vibrant du permanent triomphe de la sensibilité, touchent au coeur à tout coup. Proust voulait être un auteur dont on vend les oeuvres dans les gares. C'est chose faite. A présent, le voici sur la scène. Que s'élargisse encore et toujours le cercle de ses connaisseurs ! "
L'Humanité
Le mérite de Maggiani, en dépit de ce choix convenu, est d'entraîner malgré tout son petit monde - une centaine de spectateurs - dans un voyage au bout de la mémoire. Parlant de ce spectacle dans le programme, le comédien a cette formule : Marcel Proust est un homme sans imagination, son imagination est celle de sa mémoire et c'est ce qui fait son génie. (...) Sur scène, Maggiani n'imite rien ni personne. Il ne se prend certainement pas pour Proust, ne met dans sa diction ni dans ses gestes aucune emphase, ne souligne rien. Sa voix n'est pas neutre pour autant, elle a des accents plus populaires que lettrés, comme si, au jeu du souvenir, le comédien se sentait spontanément plus proche de Françoise que de Swann. Parlant du souvenir, Maggiani dit : On sent au fond de soi, du plus obscur, quelque chose qui se désancre, quelque chose, comme un pan de conscience, émerger, lumineux. "
Libération
1, Place du Trocadéro 75016 Paris