Gallotta et les gens
Note d'intention du dramaturge
Entretien avec Jean-Claude Gallotta
Eminence joyeuse de nos années danse depuis vingt-cinq ans, Jean-Claude Gallotta s’est toujours attaché à "montrer la personne" sous l’interprète, bien au-delà de la seule appréciation de la technique chorégraphique.
À ses débuts, déjà, Gallotta mêlait danseurs et non danseurs, imaginant des fresques où le quotidien prenait une autre dimension poétique.
Du Groupe Émile Dubois, sa première compagnie, au Centre Chorégraphique National de Grenoble, Jean-Claude Gallotta laisse son empreinte, une écriture qui fourmille de duos, de longues courses ou de portés.
Des Gens qui dansent vient clore en quelque sorte un triptyque commencé avec 99 duos et poursuivi par Trois générations, que des salles entières de spectateurs, à Chaillot et ailleurs, ont pu savourer.
Le regard que Gallotta portait sur les autres variait : il dit lui-même qu’il commença par le plan large puis le plan moyen. "Des Gens qui dansent se présente davantage mais pas seulement comme une succession de plans rapprochés."
La troupe, jeunes et moins jeunes réunis ensemble sur le plateau, est une sorte de choeur. "Un choeur, ou si l’on préfère un concentré d’humanité. Ou encore, tout simplement, une famille", pour citer Claude-Henri Buffard, compagnon de toujours et dramaturge de la compagnie.
Cet esprit de famille justement va bien à la danse de Gallotta, aidé dans sa tâche par Mathilde Altaraz, à ces pas de deux moqueurs, ces baisers volés, ces trios tendres et autres mots d’amour.
Des Gens qui dansent nous promet sur scène "une mère et sa fille, un vieil écrivain, un homme venu de nulle part, un petit chaperon rouge, quelques loups, un couple sur le pont, une danseuse sur talons hauts, deux barytons joyeux, deux amants d’ailleurs".
Une ronde chorégraphique qui résonne tout entière de cet amour de la vie.
Chez Gallotta, on danse comme on respire.
Philippe Noisette
Ils n’ont bien sûr ni masque ni rôle. Ils n’ont pas d’autre nom que le leur. Ils se nomment Béatrice, Camille, Françoise, Ximena, Mathilde, ou Benjamin, Christophe, Darrell, Martin, Thierry, Parmi eux, le chorégraphe lui-même, "qui ne peut s’empêcher d’être là", avec eux, s’amusant à chercher son style "entre Kantor et Zanini", dit-il, pour partager avec ses danseurs cette aventure toujours recommencée, dans le métissage originel des sexes et des âges.
Après 99 duos et Trois générations, Jean-Claude Gallotta écrit aujourd’hui le troisième volet de sa grande geste des gestes, de son épopée du corps, de sa saga des gens. Voici donc Des Gens qui dansent, c'est-à-dire une poignée d’êtres humains, de tous âges, qui viennent parler des hommes aux hommes, et qui tentent de le faire sans le maquillage qui dissimule, sans le filet qui rassure.
Qu’ont-ils à dire ? Que la scène ne doit pas devenir un radeau de la Méduse où quelques épris de la vie, accrochés au rideau, tenteraient piteusement de continuer à croire en l’homme.
Que le spectacle vivant, s’il demeure - et finalement, depuis des décennies, en dépit de cent morts annoncées, il demeure - a sans doute pour tâche de retourner le gant du spectaculaire, et de faire comprendre que, les masques et les rôles ayant changé de camp, la scène va devoir se repeupler autrement, avec des gens justement, comme eux. Mieux, avec des êtres. Ici on est, devra-t-on peut-être écrire sur le fronton des théâtres.
Alors, si la scène et le monde doivent permuter, Jean-Claude Gallotta ne peut bâtir sa chorégraphie comme une fiction, selon les modes de construction habituels. Il doit agencer tout cela différemment, avec un peu de réel, de poésie et le plus de fluidité possible, comme dans un film de David Lynch ; et jouer avec la logique, et imiter la vraie vie quand elle s’amuse avec le prévisible.
Faut-il en conclure que Des Gens qui dansent racontent une histoire ? Non, pas d’histoire. Mais alors, ces gens, sur la scène… ? Ils répètent. Une répétition "comme en vrai" ? Probable. Pour nous perdre ? Pour nous perdre et pour nous permettre de nous y retrouver, un peu les deux. Ainsi, les théâtres qui sont "les seuls endroits où l’on sait que ce n’est pas la vie" selon Koltès, seraient également les derniers endroits où l’on ne machine pas, où l’on ne manipule pas, où l’on n’enrobe pas, où peut-être l’on dénonce tout cela, peut-être les derniers endroits d’où il est possible de dialoguer avec le monde, puisque toutes les instances faites pour ça continuent à se vendre obstinément au spectaculaire.
Alors, dites-vous, l’artiste, de sa toute petite voix, entend répondre aux hurlements du monde ? Au moyen de cette tentative chorégraphique d’auto-f(r)iction ? Posez la question : que fait Jean-Claude Gallotta ? La réponse est : il parle avec la danse.
Claude-Henri Buffard
Mai 2005
Peut-on dire que 99 duos, Trois générations et la nouvelle création Des gens qui dansent forment un triptyque ?
Dans ces trois pièces, il s'agit de poser un regard sur les gens mais avec une focale à chaque fois un peu différente. 99 duos jouait avec le plan large et quelques gros plans, Trois générations était plutôt un plan moyen, Des gens qui dansent se présente davantage, mais seulement bien sûr, comme une succession de plans rapprochés. Aux trois générations présentées séparément succède un groupe plus indistinct de danseurs, jeunes et moins jeunes, ensemble sur la scène, réunis en une sorte de chœur. Un chœur, ou si l'on préfère un concentré d'humanité. Ou encore, tout simplement, une famille.
Cette façon de mêler sur scène danseurs professionnels et "gens" n'est donc pas chez toi une simple idée de spectacle. En quoi cette sorte de melting pot t'est nécessaire aujourd'hui pour raconter le monde?
Je précise d'abord que pour moi il n'y a pas d'un côté des danseurs professionnels et de l'autre les gens. Ce qui m'intéresse c'est de montrer "la personne", d'aller chercher sous le danseur, quelque soit sa technique, ou son absence de technique chorégraphique. Face au chaos du monde, il y a je crois une alternative pour l'artiste à celle qui consiste à proposer une surenchère ou au contraire à considérer la scène comme un refuge à l'écart des tracas du monde.
J'aimerais faire en sorte que la scène soit autre chose, une sorte de poche de résistance, où on essaie d'y voir clair, avec les armes - les corps - dont on dispose : un peu d'espace, un peu de pensée, un peu de poésie.
Comment alors se construit Des Gens qui dansent ?
Il s'agit d'un entrelacement entre moments choraux et d'autres plus intimes, un enchaînement de courtes histoires, belles et désespérées parfois, voire drôles. Des chroniques.
Peut-on dire qu'il s'agit de tranches de vie? Ou de fragments de journaux intimes ? Avec une mère et sa fille, un vieil écrivain mourant, un homme venu de nulle part, un petit chaperon rouge, quelques loups, une danseuse sur talons hauts, deux barytons joyeux… On y verra aussi le chorégraphe se questionner sur le "comment faire ?", façon de parler de la puissance et de l'impuissance de celui qui fait acte de création. Non pas par artifice de construction mais pour renvoyer à cette inquiétude latente, partagée par beaucoup je crois, à chaque nouveau spectacle : sais-je encore chorégraphier ? Mais comment je fais d'habitude ? Ai-je seulement des habitudes en la matière ? Une façon également de ne pas se laisser griser par son savoir-faire.
Après Trois générations, dont il faut rappeler que le ballet se donnait dans la boite noire de la scène totalement nue, dans des à-peine-costumes, noirs aussi, et un seul effet de lumière, vas-tu vers toujours plus de radicalité, vers le dépouillement ?
J'appellerais ça la simplicité. Ça ne veut pas dire austérité. La simplicité, et ça rejoint ce que nous disions au début sur le rapport au spectaculaire, ce n'est pas refuser les outils de la modernité, ce n'est pas rejeter la technologie, c'est s'en servir sans se laisser contaminer par l'esthétique qui va avec, qu'on essaie de nous "fourguer" avec, si je peux parler comme ça. Il y aura des images dans Des Gens qui dansent mais je les utiliserai comme je l'ai fait dans mes spectacles précédents, en les intégrant le plus possible au rythme, à la matière même de la scène, pour qu'elles ne se fassent pas remarquer, qu'elles paraissent appartenir au même monde que celui des danseurs.
Propos recueillis par Claude-Henri Buffard, décembre 2005
1, Place du Trocadéro 75016 Paris