Le fils retourne dans sa famille pour linformer de sa mort prochaine. Ce sont les retrouvailles avec le cercle familial où lon se dit lamour que lon se porte à travers les éternelles querelles. De cette visite quil voulait définitive, le fils repartira sans avoir rien dit.
Jai peu connu Jean-Luc Lagarce. Une belle et brève rencontre au Jardin dhiver en 1984, après la mise en espace (par François Rancillac) de sa pièce Retour à la citadelle, un regard ou une ou deux poignées de mains échangées au hasard dune représentation théâtrale, bref, le simple respect de rituels, et cest déjà ça. Puis, à lAthénée, alors que je mettais en scène dans la petite salle, La Dernière Bande, de Samuel Beckett, avec David Warrilow, cétait en 1992, lui Lagarce, dans la salle Louis Jouvet, uvrait à la reprise de sa mise en scène de LIle aux esclaves de Marivaux. David Warrilow et lui étaient alors confrontés à la même et incurable maladie.
Et cest après quil ait vu La Dernière Bande, après que nous en ayons longuement parlé (il avait le regard et la voix de ceux qui ne sont déjà plus tout à fait de notre monde), dans la nuit qui suivit, que je fis ce rêve étrange : jétais dans une forêt, épuisé, une hache à la main, et lui, cet homme malade, apparaissait comme on apparaît seulement dans les rêves, prenait la hache, et avec un grand rire et une force incommensurable, il abattait les arbres, ouvrant en peu de temps une clairière devant moi. David Warrilow est mort depuis, et Jean-Luc Lagarce aussi, la même année, mais aujourdhui encore, quand je vois une photo de lui, cest toujours lhomme à la hache que je vois.
Ce nest quen 1998 que je reçus de François Berreur, assistant de Jean-Luc Lagarce durant quinze ans et éditeur aujourdhui de son uvre, une pièce, Juste la fin du monde, écrite peu après quon lui ait annoncé sa mort prochaine, restée inédite depuis. La lecture de ce texte me bouleversa.
Dans son prologue, Louis, le personnage principal, sadresse en ces termes au lecteur :
" Plus tard, lannée daprès - jallais mourir à mon tour -
jai près de trente quatre ans maintenant et cest à cet âge que je
mourrai
je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces
et faire le voyage, pour annoncer, dire, seulement dire, ma mort prochaine et
irrémédiable, lannoncer moi-même, en être lunique messager "
et le même Louis, à lheure de lépilogue, après être allé chez les siens,
quil navait pas vu depuis dix longues années, et sans rien leur avoir dit,
sur la route du retour
: " Ce que je pense (et cest cela que je voulais dire) cest que je
devrais pousser un grand et beau cri, un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la
vallée, que cest ce bonheur-là que je devrais moffrir, hurler une bonne
fois, mais je ne le fais pas, je ne lai pas fait "
et entre les deux nulle amertume face à linéluctable, aucune plainte, non, un stupéfiant don de lui-même à ceux qui survivent. Et je pensais alors à ces lignes de Claude-Louis Combet extraites du Péché décriture : " Le texte, depuis le commencement, navait pas été autre chose que la préparation dun cri et sa retenue. Et tous les détours par lesquels la phrase avait suivi son cours constituaient une manière de sapprocher du point où le cri allait éclater et une manière de se tenir à distance de ce point et de ce cri. Le cri valait pour tout ce quil cachait et dabord et surtout pour ce cri de fond denfance qui navait jamais pu être proféré puisquil ny avait jamais eu doreille pour lentendre. "
Cest donc ce cri et sa retenue que nous avons cherché à entendre, en allant à la rencontre dune écriture qui, bien que sortie de la nuit, ouvre sur une clairière semblable au rêve que je fis.
Joël Jouanneau
mars 2000
15, rue Malte Brun 75020 Paris
Station de taxis : Gambetta
Stations vélib : Gambetta-Père Lachaise n°20024 ou Mairie du 20e n°20106 ou Sorbier-Gasnier
Guy n°20010