« Vous avez été leurs maîtres, et vous avez mal agi ; ils sont devenus les vôtres et ils vous pardonnent ; faîtes vos réflexions là-dessus. La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous. »
À la suite d’un naufrage, Iphicrate et son esclave Arlequin échouent sur l’île des esclaves. Là, les règles du jeu social sont changées. Les maîtres deviennent esclaves et les esclaves deviennent les maîtres. Voici donc un petit territoire merveilleux ou cauchemardesque suivant la condition initiale de chacun... !
Marivaux ne fait pas ici la révolution (nous ne sommes qu’en 1725!) mais on ne peut s’empêcher d’y penser. L’humaniste qu’il est, met en scène des hommes et des femmes qui, devant l’épreuve, prennent conscience de leurs actes, deviennent meilleurs et un jour, qui sait, changeront le monde…
Inverser les rôles, faire jouer à l’autre ce qu’il n’est pas…
Nous sommes bien dans le théâtre de Marivaux où le miroir du travestissement reflète de manière lumineuse les travers de notre humanité et offre une formidable palette d’émotions.
À l’image de la vie, L’Ile des esclaves est un drame où l’on rit beaucoup et une comédie où l’on pleure tout le temps.
Stéphanie Chévara
Ça commence mal …
Le Sieur Iphicrate a fait naufrage.
Il erre, suivi de près par son
esclave Arlequin, dans un paysage
de désolation, se cognant à
quelques objets rejetés par la mer
et éminemment utiles sur une île
déserte : raquettes de tennis,
coupes à champagne, clubs de golf
et robes de soirée… comme quoi,
on peut être très riche, avoir tous les
pouvoirs et se sentir bien démunis…
On y voit goutte
C’est dans le noir le plus absolu que nos deux protagonistes découvrent leur nouvel univers. Aidés du pâle faisceau de leur lampe-tempête. Ce qu’ils entendent, d’une oreille attentive et angoissée n’est pas fait pour les rassurer. C’est un espace délirant où les mouettes côtoient les tigres, où le vacarme succède au silence le plus absolu. Le désert apparemment total de l’île précède l’apparition magique et mutique du gouverneur des lieux, Trivelin, qui n’est pas là pour rigoler.« Car nous sommes sur l’Île des esclaves»…
Après le cauchemar : le cauchemar !
C’est alors que de toute part, débarquent des anciens esclaves libérés, affranchis, heureux d’avoir construit un monde métissé, égalitaire et ludique. Ils encerclent nos héros poussant devant eux Euphrosine (une autre V.I.P., elle aussi maintenant sur le sable) et son esclave Cléanthis. Trivelin en maître de cérémonie, explique la règle du jeu dans des lumières de fête foraine.
Le concept
Pendant trois ans ils vivront sur cette île où ils prendront soin d’inverser les rôles. Le maître deviendra esclave et l’esclave le maître. Tout ça pour le bien de chacun. L’expérience empathique a, parait-il, des vertus.
Top départ !
Dans une ambiance de club de vacances, les naufragés sont accueillis par une chanson de bienvenue, « torturés » par une animatrice enjouée qui veut absolument les initier à l’art du karaoké… Au travers des musiques et des costumes, l’univers des années 70, populaire et scintillant, sert d’écrin à cette mascarade ridicule ou à cette fête magnifique, ça dépend du point de vue… On pense aux jeux télévisés d’aujourd’hui où l’on transplante pour un temps quelques personnes hors de leur univers quotidien. Marivaux va plus loin : tous les candidats ne sont pas consentants.
Plus vite qu'on ne le pense …
Trois ans ? Non. En fait tout cela ne prend qu’une heure et quart. La pièce est rapide, onze scènes, un acte. Les situations se succèdent proposant tour à tour des mécanismes de comédie on ne peut plus efficaces. Travestissement, imitation, inversion des rôles, l’auteur met tout en place pour que les personnages souffrent et que le public s’amuse. Des rires succèdent aux larmes qui font naître d’autres rires. L’acteur virtuose, avec sa capacité d’évocation et de rupture, est au centre du théâtre de Marivaux. Malgré l’apparence d’une écriture très sophistiquée c’est un théâtre charnel où le corps parle, car l’esprit lui, depuis belle lurette, ne sait plus, du tout, du tout, où il en est…
Happy End
L’humanité est là avec sa faiblesse et sa force. Sa capacité d’apprendre, de progresser, de changer, pour changer le monde. Marivaux veut y croire. Tout perdre, tout reconstruire avec une énergie folle, différemment et en mieux, tout en sachant que tout ira, un jour, à la mer. Que cela n’empêche pas de clore cet épisode en chantant en chœur, et de tout cœur, dans un divertissement final, autour d’un piano rescapé d’un naufrage ancien, aux touches blanches et noires, une chanson vieille comme le monde.
31, rue Henri Kleynhoff 94250 Gentilly