En 1963 commençait, à Francfort, un procès hors norme. « Le procès d’Auschwitz ». Dix neuf ans après la libération des camps d’Auschwitz-Birkenau par les soviétiques, dix huit ans après le procès de Nuremberg par les Alliés, deux ans après le procès d’Eichmann à Jérusalem, une cour d’assises allemande juge des responsables nazi dont la plupart avaient réussi à se réintégrer dans la société allemande d’après-guerre.
Trois cent dix-neuf témoins, des survivants pour la plupart, défilèrent à la barre, livrant des témoignages bouleversants qui, tous, matérialisaient l’horreur du génocide. C’est à partir de la retranscription des témoignages et des plaidoyers du procès que Peter Weiss a écrit sa désormais célèbre pièce : L’Instruction. Peter Weiss s’écarte du théâtre traditionnel pour produire un théâtre « documentaire » nous instruisant sur la banalité du mal et ses conditionnements socio-économiques.
Aujourd’hui, dix ans après le génocide rwandais, Dorcy Rugamba et Isabelle Gyselinx proposent une version de l’Instruction interprétée par des comédiens rwandais. Regards croisés entre un artiste rwandais qui cherche à comprendre le projet génocidaire au-delà de son masque rwandais et d’une artiste belge qui part au Rwanda retrouver l’urgence d’un procès du fascisme. Redevenue actuelle, cette Instruction peut nous atteindre comme au lendemain du procès d’Auschwitz, quand le monde découvrait, stupéfait, jusqu’où peut aller la haine d’autrui.
Par les Ateliers Urwintore et la Compagnie Paf le Chien.
Des artistes rwandais instruisant le procès d’Auschwitz, en juges, en victimes ou dans le box, à la place des bourreaux et autres petits couteaux du régime nazi.
A quel usage ? Pourquoi ? Pourquoi pas ? Au-delà de la singularité d’un tel projet, quelle est la pertinence d’une telle démarche ? Pourquoi ce travestissement ? Pourquoi des artistes rwandais plutôt que de raconter leur propre génocide encore mal connu du monde, préféreraient-ils se pencher sur le génocide des Juifs maintes fois représenté sur les scènes de théâtre et les écrans de cinéma ?
C’est que le travestissement tient du théâtre lui-même et que c’est peut-être cela qui lui confère sa part de vérité. Le théâtre offre aux comédiens des masques, à l’abri desquels ils peuvent se livrer sans scrupules et d’autant plus librement qu’ils s’expriment au nom d’un personnage dont ils nous font faussement croire qu’il s’agit d’un autre. Pourtant le personnage n’est jamais vraiment un autre, aucun procédé n’est capable de nous transmuter entièrement dans la vie, l’histoire, l’époque, la culture, l’identité d’un autre. Entre le comédien et l’autre dont il raconte l’histoire, il y a le personnage, un être qui tient de cet autre dont il emprunte les traits et lui-même. Entre les Européens d’hier, vingt ans après la shoah et les Rwandais d’aujourd’hui, dix ans après le génocide des Batutsi, il y a des êtres virtuels, hybrides qui portent avec eux l’histoire de deux mondes à la dérive et capables de tenir compte des conditions communes aux crimes absolus !
En instruisant le procès des crimes nazis, c’est notre époque que nous mettons en examen car elle non plus n’est jamais revenue d’Auschwitz. Autrement aucun crime similaire ou de même nature n’aurait jamais plus été possible. Rien de semblable n’aurait pu émerger et croître quelque part dans le monde au lendemain de la shoah ! Tout ceci nous interpelle particulièrement, non seulement en tant que Rwandais mais aussi en tant qu’artistes et surtout comme êtres humains et nous porte forcément à questionner la société mondiale qui non seulement a permis qu’un nouveau génocide puisse se commettre en toute indifférence mais aussi se révèle incapable après coup d’en tirer la moindre leçon pour l’avenir. Si un nouveau génocide a pu être commis après Auschwitz c’est que les conditions d’une telle entreprise ont été maintenues dans le monde. Lesquelles sont-elles ? Notre projet n’est pas d’y répondre mais de partager la réflexion avec un public.
L’Instruction de P.W nous donne à voir mais surtout à entendre le monde le jour d’après. Vingt ans après les faits, une cour d’assises allemande juge à Francfort les responsables du camp d’Auschwitz. Témoins et accusés mais également magistrats (accusateur, défenseur et juge) sont tous ici les acteurs de ce lendemain d’Auschwitz. Autrement dit aujourd’hui. Aucune parole, aucun des arguments avancés par les différents protagonistes dans l’enceinte de ce tribunal ne nous semble provenir d’un ailleurs lointain. En les écoutant parler, leurs propos nous sont étrangement familiers !
C’est dans un souci de confronter la société mondiale dans laquelle nous vivons tous désormais avec l’un de ses aspects les plus marquants et de plus en plus récurent que nous est venue le désir de ré instruire ce procès qui nous parle faussement d’hier et d’autrui et d’en proposer une représentation avec nos propres angoisses, nos désillusions, nos attentes.
Il ne s’agit ici ni de juger les coupables, ni même de condamner les actes symboliquement. Notre projet n’a rien d’une messe solennelle de consolation où l’on réciterait encore à l’envie « Plus jamais ça » non. C’est une représentation théâtrale sur la condition humaine ici et maintenant !
Dorcy Rugamba pour les Ateliers Urwintore
37 bis, bd de la Chapelle 75010 Paris