La femme qui tua les poissons : derrière ce titre intrigant emprunté à une autre de ses œuvres (un conte pour enfant), se cachent les chroniques écrites de 1967 à 1973 par l'écrivain Clarice Lispector pour un grand quotidien brésilien et regroupées sous le titre Découverte du monde. Dans ces textes, il est question de tout et de rien, de discussions avec les chauffeurs de taxi, de la vie comme elle va, d'animaux, d'une tenancière de bordel, d'insomnies… Bruno Bayen a choisi de montrer ceux qui étaient les plus concrets, les plus immédiats, séduit par la simplicité, la drôlerie, l'absence de pose de cette écrivain brésilienne d'origine juive ukrainienne, immensément connue dans son pays, et qui compte, par-delà les frontières, quelques amoureux fervents de son œuvre.
Bruno Bayen, lui, est tombé sous le charme récemment, mais profondément. « Ce n'est pas une écrivain féministe, et pourtant pas une seule ligne n'aurait pu être écrite par un homme. Ce mystère me suffit pour avoir envie de monter son texte ». Par-delà ce mystère, il a été sensible à la façon dont Clarice Lispector s'empare de la parole : « Elle paraît ne parler de rien, et pourtant elle s'adresse directement à nous, elle nous atteint. Elle réussit finalement quelque chose de très rare : donner l'impression qu'il n'existe que la Préhistoire et le monde présent. » Bruno Bayen récuse le terme d'adaptation. Il lui préfère l'idée de travailler sur ce que serait une parole directe aujourd'hui, à une époque où les filtres sont partout – filtre de la communication, de l'efficacité, du savoir.
Et si l'on y pense, il n'est guère étonnant que cette écrivain brésilienne, autodidacte à sa manière (l'histoire veut qu'elle ait écrit un premier roman dont le titre était emprunté à Joyce… qu'elle n'avait jamais lu) ait séduit cet érudit, grand spécialiste du théâtre allemand. Car il trouve en elle de quoi satisfaire son goût pour les petits riens, le résidu, les traces. En effet, Clarice Lispector part volontiers des choses du quotidien, et les amène ailleurs, passant du coq à l'âne, sensible à l'association d'idées, aux ruptures de registres. « J'ai arrêté de boire mon café. Le monde ne se connaît pas lui-même. Nous sommes tellement en retard par rapport à nous-mêmes. Ce n'est pas notre faute – j'ai bu une gorgée de café – si nous sommes en retard de milliers d'années. » Avec elle, ce qui semble actuel acquiert alors une épaisseur de temps, dans laquelle vient se loger le théâtre.
Qu'est-ce qui est moi, qu'est-ce qui ne l'est pas ? Voilà sans doute la principale question de cette œuvre inclassable. Une question qui a évidemment toute sa place sur une scène de théâtre. Et dont la réponse oscille entre la gravité nonchalante et l'humour : « je suis une personne très occupée : je prends en charge le monde. », écrit Clarice Lispector. Sur scène, c’est Emmanuelle Lafon qui prendra en charge ces paroles : de Foucault 71 du collectif F71 à Parlement de Joris Lacoste, elle a prouvé qu’elle s’emparait des textes avec exigence et un plaisir jubilatoire.
Dans le cadre du Festival d'automne à Paris.
76, rue de la Roquette 75011 Paris