Après le beau succès du Misanthrope au Théâtre de la Bastille (automne 2014) et les deux années de tournée qui ont suivi, Thibault Perrenoud revient présenter La mouette avec la même équipe. Travaillant à partir d’une nouvelle traduction et adaptation proposées par Clément Camar-Mercier, Thibault Perrenoud interroge les modulations des mots, leurs répétitions et les contorsions des phrases.
Dans cette version, ce qui pouvait être dit ou non dans la Russie du XIXe siècle sera repensé à l’aune des possibles et des interdits de notre époque.
Toutes les grandes pièces de Tchekhov s’articulent dans une écriture musicale proche de la sonate. Les thèmes se répondent, s’entrechoquent, font écho ou résonnent en contrepoint d’un bourdon lancinant. Le titre donne immédiatement le ton, faisant clairement sonner le mode mineur de la pièce : tchaïka (la mouette), évoque le verbe tchaïat (espérer vaguement). Mais le mot poustiaki (balivernes, bêtises, du vent...), revenant lui aussi comme un leitmotiv dans la bouche des protagonistes, balaie le vague espoir précieusement enchâssé dans le titre. Ce dernier mot condense à lui seul ce symptôme de la modernité naissante que Tchekhov dénonce : l’évitement des problèmes, des angoisses de la vie par un usage pernicieux du langage. « Parlons de rien, cela vaut mieux », semblent toujours proférer les personnages, « mais parlons quand même, nous n’avons pas le choix ». Poustiaki, c’est le diagnostic clinique de Tchekhov sur son époque et l’annonce de la pandémie à venir dévorant la nôtre.
Dans une disposition tri-frontale de plain-pied, les acteurs se réunissent donc pour assister à la représentation de la pièce mise en scène par Treplev : « Ça commence bientôt. Regardez : le théâtre. Voilà le théâtre. Il ne faut pas grand-chose, n’est-ce pas : un espace. Un lieu vide. Je n’aime plus les décors, ni les costumes, d’ailleurs. C’est très surfait. Non ! Il faut juste le lac... Et la lune, la lune comme lever de rideau... ». Treplev, La mouette, Acte I.
Spectateurs et acteurs sont les témoins de cette tentative avortée. De l’interruption violente de cette représentation d’inspiration symboliste naît l’opportunité unique d’explorer toute la profondeur de cette vertigineuse mise en abyme. Dans cette version de La mouette, les prénoms russes trouvent leurs équivalents français. Affranchis de toute forme d’exotisme, de toute facilité de divertissement, nous entendons résonner au plus profond de nous-mêmes le propos de Tchekhov : « On exige du héros, de l’héroïsme, qu’ils produisent des effets scéniques. Pourtant, dans la vie, ce n’est pas à tout bout de champ qu’on se tire une balle, qu’on se pend, qu’on déclare sa flamme et ce n’est pas à jet continu qu’on énonce des pensées profondes ».
C.P.
La ligne de notre proposition de mise en scène puise naturellement son essence du postulat dramaturgique à l’œuvre dans l’acte I. Les différents protagonistes se réunissent pour assister à une pièce de théâtre mise en scène par Treplev. Cette situation nous paraît une occasion à saisir pour retarder la fiction. Comme les spectateurs venus voir La Mouette, les personnages attendent cette représentation théâtrale qui tarde à commencer. Treplev devient alors le metteur en scène de la pièce que l’on attend, tous ensemble : spectateurs et personnages.
Au début du spectacle, il a peur : non seulement parce qu’il sait que Nina, qui est en retard, va sûrement plaire à Trigorine, et inversement, mais aussi parce qu’il présente pour la première fois un spectacle au public ! En un mot : vient-on voir La Mouette ou le spectacle de Treplev ? Cette question permet aux spectateurs de prendre part réellement aux événements fictionnels que la pièce propose. On pourrait même imaginer que ce soit Treplev qui distribue le programme de... La Mouette. Ainsi, le temps de la représentation serait aussi celui de la fiction. Comme Treplev qui ne fera pas une forme nouvelle mais qui montrera ce qu’est la recherche d’une forme nouvelle, il nous faudra mettre en scène ce qu’est l’acte de mettre en scène.
Caricature d’un théâtre contemporain mais devant rester émouvant et novateur, la pièce de Treplev sera donc jouée comme le vrai début du spectacle. En faisant ainsi coïncider le début de La Mouette avec le début de la pièce de Treplev, l’interruption de cette dernière servira l’ampleur des événements suivants. Tous les soirs, le spectacle s’interrompt donc... et le reste n’est qu’une vision en coulisse de la pièce de Treplev. On est constamment à la fois dans la fiction et dans l’événement. La pièce est terminée... mais continue pour les spectateurs ! L’intimité entre les acteurs, les personnages et le public est ainsi renforcée. Ce qui se passe après la pièce est donc ramené à un niveau de réalité plus forte. Elle est celle de la réalité des spectateurs, on lancera même un débat avec le public sur la qualité de la pièce de Treplev, qui est une question posée par les personnages dans la deuxième partie du premier acte.
Treplev sait très bien que sa pièce ne va pas plaire à sa mère, qui sera elle-même, par leur relation conflictuelle, dans l’obligation de critiquer son fils. Cette question de l’honnêteté face à l’œuvre d’art nous semble absolument devoir être partagée avec le public. Tchekhov use de l’autodérision quand il décrit son propre théâtre, désuet aux yeux de Treplev : « Quand le rideau se lève et que, sous des lumières de soir, dans une chambre à trois murs, ces grands talents, ces prêtres de l’art sacré nous montrent comment on mange, on boit, on aime, on marche, on porte son veston ; quand, de ces tableaux et de ces phrases vulgaires, ils s’évertuent à tirer une morale, une petite morale (...) ».
Ainsi, il garde toujours un regard sur le théâtre qu’il est en train de créer. C’est dans cet esprit de conscientisation de l’acte théâtral en cours et par souci d’amener efficacement le public vers les émotions des personnages que nous voulons pouvoir sortir de la fiction et y revenir à notre guise. La fiction ne reprendra que de façon plus surprenante et, donc, plus convaincante. Tout le long du spectacle, nous invitons ainsi les spectateurs à entrer dans cette fiction en sensation et non plus en contemplation.
Thibault Perrenoud
« La forme, c’est du fond qui remonte à la surface ». La mise en scène de cette Mouette nécessitera avant tout d’être à l’écoute du texte plutôt que de se faire une conception idéalisée à coup d’images et de têtues envies. Cela doit être une aventure, avec son lot d’imprévus et de découvertes. Un long travail a été nécessaire pour fournir une nouvelle traduction et adaptation tout autant fidèle que libre, classique que contemporaine. Le texte théâtral ne doit pas avoir comme finalité l’immobilisme, surtout si l’on souhaite le faire vivre à une époque qui n’est pas celle de son écriture. Il doit malgré tout rester honnête vis-à-vis de son auteur et chaque infidélité doit être rendue nécessaire par une fidélité à un propos plus large.
Mais ce n’est pas tout. Une fois ce travail d’écriture terminé, notre approche de la mise en scène a voulu rester fidèle à cette idée de mouvement en convoquant tout au long du travail le traducteur pour qu’il puisse, aux côtés des acteurs, faire évoluer son texte au plus près des exigences du plateau. Le domaine de notre investigation est vaste avec des œuvres comme La Mouette, si vaste qu’il est inutile d’espérer le dominer. Acceptons d’ores et déjà l’échec. Mais accepter l’échec ne veut absolument pas dire de ne pas fournir un travail accompli, bien au contraire. C’est sur ce paradoxe de l’échec accompli que va se baser notre mise en scène. C’est peut-être la seule solution pour ne pas fermer le propos par une ou deux formules qui auraient valeur de loi pour s’approcher d’un universel insaisissable.
Sans être totalement naturalistes, on donnera quand même assez d’éléments de mise en scène (sons, odeurs, objets, etc.) pour deviner ce que pourrait être pleinement la réalité de telle ou telle situation. La mise en scène sera donc assez dépouillée, que le stricte nécessaire, avec peu d’éléments scéniques. Cette proposition peut offrir un espace de liberté énorme qui fait écho à deux idées de Kantor : « Entre éternité et poubelle » et « La réalité du rang le plus bas ».
Ainsi, sans rien, tous les possibles peuvent être questionnés. Autour de ce lac se passe toute la pièce, on aime y voir une dramaturgie du miroir et de la mise en abyme. Ce lac, comme le théâtre, est le reflet d’un tout. Treplev est notre part utopique, libre, c’est malgré tout notre héros rêvé, notre part de liberté qui pose la question philosophique par excellence d’après Camus : celle du suicide. En travaillant, nous serons dans la recherche du « comment travailler ». Ce qui sera intimement lié aux questions que se pose ce personnage principal, et à la représentation théâtrale qui entame la pièce.
Comment représenter midi en été, dans un extérieur, alors que nous sommes à l’intérieur, dans une salle de théâtre ? Comment jouer quelqu’un de quarante-cinq ans alors qu’on en a que trente-trois ou inversement ? Ces questions fondamentales traversent toute l’œuvre de Tchekhov et celle du théâtre depuis bien longtemps, mais c’est par leur biais que la mise en scène de La Mouette sera ici créée. Comment représenter cette pièce ? Cherchons alors...
Les glissements de la vie au théâtre et du théâtre à la vie devront se faire de manière invisible mais parfaitement orchestrées. Pour chaque acteur, il s’agira d’une vivisection, impliquant une mise en jeu de toute la personne et un travail profond sur la construction du personnage. Sans pudeur, ils devront baisser la garde, sans démonstration, tout devra avoir l’air simple, sans effort. C’est le plus dur. Treplev le dit : « Comme c’est facile de philosopher sur le papier, n’est-ce pas docteur, mais comme c’est difficile en vrai… ».
Nous pensons souvent à Kristian Lupa qui dit ne pas croire « à une création théâtrale dans laquelle les acteurs ne prennent pas part à la mise en scène. L’acteur qui ne comprend pas le metteur en scène le considère comme un égoïste monstrueux. Le metteur en scène qui ne comprend pas le processus très complexe de création du personnage devient vraiment un égoïste, car il voit l’acteur comme une menace pour son rêve (…). Je préfère parler de dialogue entre le metteur en scène et l’acteur, car ce que nous faisons c’est apprendre à discuter. » Cette philosophie de travail très approfondie sur l’acteur nous amènera à prendre énormément de temps pour créer et mettre en commun des éléments dramaturgiques autour d’une fiction personnelle très complexe et précise qui gravite autour de la pièce.
Que ce soit au niveau de la vie des personnages qui précède l’action de la pièce, aussi bien que la manière d’aborder ce qui est vu au plateau par le public, le off a une importance fondamentale chez Tchekhov. Ce qui importe dans ses pièces, où l’action semble ne pas être présente, ce sont les relations entre les personnages, « les mouvements de l’ombre », les hors-champs. L’humilité que demande Tchekhov dans ses Conseils à un écrivain, et qu’il s’impose à lui-même, se retrouve profondément dans la dramaturgie même de ses pièces et nous l’exigerons des acteurs. Tout doit avoir l’air de sa faire sans effort parce que le travail visible doit être, au même titre que la vie, finalement, moins dense que ce qui se passe en interne, en dehors, à l’intérieur, au dessus : tout ce qu’on peut imaginer être ce que nous choisissons d’appeler off.
Ce que l’on voit n’est qu’un moment de vie, l’important c’est « d’où vient que » et « pour aller où ». Cela demandera à l’acteur de jouer, ou plutôt de continuer à vivre, sans avoir besoin d’être brillant ou virtuose dans le mauvais sens du terme, et d’accepter, d’avoir confiance en son travail invisible et de ne pas vouloir tout mettre à vu.
Le plateau sera de plain-pied et la salle aura des allures d’arènes, un cercle déconstruit, qui permettra d’alterner entre une grande proximité et une distanciation, un sentiment d’étouffement comme, a contrario, une grande respiration. Il n’y aura aucun décor fixe, pas de costumes d’époque mais beaucoup d’accessoires qui s’accumuleront petit à petit et qui resteront sur l’aire de jeu. Le dispositif évoluera. Un seul espace matriciel contiendra tous les espaces, nous ne serons pas dans un quadri-frontal habituel, nous serons dans un espace anarchique qui offrira la possibilité aux acteurs d’être dans des corps du quotidien, détendus et libres car nous voulons éviter le corps « théâtral ».
Les spectateurs pourront les sentir dans leur dos, à côté d’eux, au milieu d’un de leurs groupes : pour qu’aucun d’eux ne voit, ne vive, n’éprouve la même chose au même moment. Ainsi nous ferons en sorte que cette Mouette devienne un événement unique, perçu différemment selon notre place géographique, ce qui est l’une des constantes logiques de la réalité. Quel que soit le lieu théâtral qui nous accueillera, il lui sera rendu hommage par la volonté de l’investir et de le transfigurer. Il deviendra un lieu de convergence et un point de départ vers le monde.
Les comédiens nous transportent dans le bel univers et rocambolesque de Tchekhov. A voir!!!
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Les comédiens nous transportent dans le bel univers et rocambolesque de Tchekhov. A voir!!!
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