« La question n’est plus de savoir si l’artiste sait ou non danser mais s’il veut ou non danser. »
Chorégraphe, Olivia Grandville se passionne pour les démarches artistiques insolites. Son Cabaret discrépant s’inspire des théories pour le moins radicales de la « dernière des avant-gardes », le lettrisme, né en 1947. Entre installations et performances, entre danse et théâtre, entre ironie et tribune politique, ce récital « hypergraphique et super-polémique » veut retrouver l’esprit subversif et l’énergie juvénile des fondateurs du mouvement, Isidore Isou et Maurice Lemaître, que Georges Bataille a qualifié de « touchant, affreux, puéril, aussi gênant qu'un derrière nu »...
Les propositions de leur Manifeste de la danse ciselante – où ils pulvérisent avec un humour ravageur l’art chorégraphique de leur temps – ont paru à Olivia Grandville étrangement prémonitoires par rapport aux enjeux de la danse contemporaine : elle a donc réalisé et inclus dans sa conférence performée 19 « ballets ciselants », qui vont de la « danse débat » au « strip-tease à rebours » en passant par le « quasi anti-ballet » ...
Présenté à Avignon en 2011, le spectacle est joué dans une version imaginée pour La Colline.
D'après Isidore Isou.
En 2008 à l’occasion de la création de My space au Centre Pompidou, Jérôme Noetinger m’offre un petit livre intitulé La Danse et le Mime ciselants de Maurice Lemaître, préfacé par Isidore Isou. Je reconnais la couverture, me souvenant de l’avoir déjà acheté dix ans auparavant, chez un bouquiniste des quais de Seine. À l’époque sortant à peine de deux spectacles sur Kurt Schwitters, je n’ai sans doute pas eu envie de me plonger dans le lettrisme, mouvement par ailleurs qualifié d’imposture par les dadaïstes eux-mêmes. Le livre dormait donc dans un placard, tandis que je remontais le cours du temps en découvrant en bonne autodidacte : Gutaï, Fluxus, le Black Mountain College et la Post Modern Danse américaine, les situationnistes, le cinéma expérimental et la musique concrète... dans le désordre. Aussi, après avoir retrouvé par un heureux hasard ce petit fascicule oublié, j’ai eu envie de m’aventurer plus loin dans l’exploration de ce qui s’est révélé être une véritable mine d’écrits théoriques, d’oeuvres « à achever ou à inventer ». Et tout d’abord dans le domaine de la danse, qu’ils abordent avec le sérieux des vrais amateurs, ce « Manifeste de la danse ciselante » qui m’est apparu comme une sorte de catalogue prémonitoire des enjeux qui animent la danse contemporaine.
Olivia Grandville
Quels sont les fondements du mouvement lettriste ?
C’est d’abord son créateur, Isidore Isou, qui est le « messie » de son propre mouvement et qui l’incarne totalement. Son parcours d’artiste, dans son obsession compulsive à inventer des dispositifs créatifs sans jamais les exploiter, est l’aboutissement même de ses principes. Il suffit de s’en référer au Manifeste lettriste dont je vous livre ici un extrait :
« Il ne s’agit pas de :
Détruire des mots pour d’autres mots
Ni de forger des notions pour préciser leurs nuances
Ni de mélanger des termes pour leur faire tenir plus de signification
Il s’agit de... ressusciter le confus dans un ordre plus dense
Rendre compréhensible et palpable l’incompréhensible et le vague ;
concrétiser le silence ; écrire les riens
Ce n’est pas une école poétique, mais une attitude solitaire
À ce moment : le Lettrisme = Isou »
Pourquoi vouloir le donner à entendre aujourd’hui ? Peut-on parler d’une actualité du lettrisme ?
Danse de l’amorphe et de l’arythmie, de la lenteur et de l’immobilité, danse de la disparition : comment ne pas faire le lien entre ces propositions lettristes et certaines des oeuvres les plus radicales de ces dernières années ! De même en ce qui concerne l’idée qui fonde leur rapport à la danse, à savoir diviser le corps en sections mobiles et sections inertes afin de dénombrer toutes les particules possibles de l’anatomie humaine, jusque dans ses éléments muqueux ou liquides ! Si l’on peut se questionner sur le caractère « scientifique » de la proposition (le lettrisme se voulait une science !), elle n’est pourtant pas sans rappeler les pratiques somatiques en vogue dans le monde chorégraphique actuel. Comme la plupart des mouvements d’avant-garde, ce sont des oeuvres avant tout théoriques, des dispositifs créatifs. À ce titre, chacun est libre de les revisiter ? De plus, le lettrisme, qualifié d’ « ultime avant-garde » par Bernard Girard, dans sa théorisation de la mort systématique et cyclique des formes, en confirme la nécessité, tout en réhabilitant la question de la beauté, mais une beauté élargie, sans cesse à réinventer. Quant aux textes plus spécifiquement chorégraphiques, ils sont carrément visionnaires pour certains, tout en étant extrêmement datés : c’est ce contraste qui en fait justement tout le sel. Par ailleurs, le lettrisme est un mouvement toujours actif puisqu’un groupe d’artistes s’en réclame, ce qui le rend unique en son genre.
Pourriez-vous expliquer le choix du titre de votre spectacle, Le Cabaret discrépant ?
Le mot « discrépant » vient du latin discrepantia. Il désigne une simultanéité d’éléments, de sons, de sensations, d’opinions qui produisent un effet de dissonance, de discordance. C’est le mot dont s’empare Isidore Isou par opposition au terme « amplique », qui désigne le rapport fusionnel entre plusieurs médiums à des fins d’optimisation de l’oeuvre d’art. Les lettristes ont inventé tout un lexique, parfois franchement savoureux ! J’aimais bien l’idée d’accoler ce mot assez sérieux au terme de « cabaret », en plus de la référence immédiate au Cabaret Voltaire, créé en 1916 par Hugo Ball et fermé au bout de six mois pour tapage nocturne et « tapage moral ». J’espère que quelque chose de cet esprit politique, subversif et joyeusement potache subsiste dans le spectacle. Par ailleurs, le spectacle est composé en deux parties. La première partie permet aux interprètes d’évoluer au milieu du public et de jouer avec la spatialisation sonore et visuelle. Elle place le spectateur dans un rapport d’écoute différent, une écoute « discrépante », comme dans le film Traité de bave et d’éternité.
Comment avez-vous transposé le caractère polymorphe de ce courant qui déborde du cadre uniquement scénique ?
Je n’ai pas cherché à le transposer. Mon mode de composition lui-même est polymorphe : un concert parlé et dansé. Ce n’est pas pour autant une pièce lettriste, ni à proprement parlé une pièce sur le lettrisme, même si j’espère qu’elle éveillera la curiosité des spectateurs vis-à-vis de ce mouvement. Il s’agit plutôt d’un sentiment de parenté intellectuelle et artistique avec les questions que ces textes soulèvent et les formes qu’ils proposent. En envisageant le corps dans sa non-hiérarchisation, en prenant en compte son intériorité (au sens physiologique), en prônant la séparation des médiums – danse, musique, arts visuels –, ils font écho à certains des enjeux fondateurs de la danse contemporaine, enjeux qui sont aussi les miens.
Propos recueillis par Emmanuelle Delprat à l’occasion du 65e Festival d’Avignon - 2011
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Guy n°20010