L'une des plus belles comédies du fabuleux répertoire théâtral espagnol du Siècle d'Or. Elle anticipe Molière (qui ne peut pas ne pas avoir lu la pièce!) et, chose plus étonnante, Marivaux. C'est que l'esprit de l'œuvre, écrite autour de 1615, voyage vers le 18ème siècle. Il y circule comme une autobiographie amoureuse. Enchâssée dans son harmonieux écrin baroque et comique, la pièce fait entendre une voix plus intime, celle du poète amoureux qu'était Lope, et prête une attention particulière à la psychologie des personnages, à leurs tourments sentimentaux. Mais en définitive l'esprit de comédie, voire de farce, sauvera les personnages de leurs chagrins et triomphera des interdits sociaux qui répriment la parole libre de l'amour. Comme si le mensonge de l'illusion du théâtre pouvait nous rendre heureux.
Le Chien du jardinier, celui, dit le proverbe espagnol, qui ne mange pas les choux et ne les laisse pas manger - c’est ici Diana, comtesse de Belflor, réfractaire au mariage malgré les prétendants qui l’assaillent. Or, au cours d’une nuit mouvementée, elle apprend les amours de Teodoro, son secrétaire, avec l’une de ses chambrières, Marcela, et elle en devient aussitôt jalouse. Aimait-elle avant d’être jalouse ou la jalousie a-t-elle fait naître en elle l’amour ? Telle est la question. Son rang social lui interdit de se déclarer pour un homme de condition inférieure. Alors, tout au long de cette histoire, Diana soufflera le chaud et le froid sur son désir pour Teodoro et sur les espérances de celui-ci. Et Teodoro, à la fois enhardi et craintif devant cette sublime perspective d’élévation sociale (est-ce l’ambition qui le pousse ou l’émergence en lui d’un nouveau sentiment amoureux, ou les deux ?) subira le flux et le reflux des élans de la comtesse, au grand dam de Marcela qu’il rejette et veut reprendre tout à tour. L’interdit social rendrait la situation sans issue, mais ce serait sans compter sur Tristàn, le valet comique, qui trouvera un éblouissant stratagème final pour résoudre la mésalliance.
Veux-tu savoir tout ce que j’ai trouvé pour qualifier la comedia ? Miroir de la vie, aliment de la sagesse, dame de l’entendement, banquet des sens, bouquet des plaisirs, sphère de la pensée, oubli des offenses, mets de divers prix, qui fait mourir de faim les sots mais qui satisfait les sages.
Le timide au Palais de Tirso de Molina
Restituer théâtralement cette impression éprouvée à la première lecture : l’indétermination des lieux ou leur détermination différée au détour d’une réplique. Cette désinvolture de Lope crée aujourd’hui un effet d’étrangeté, de charme particulier. Un espace non signifié, non illustré (même si l’action est censée se passer pour l’essentiel dans le palais de la comtesse Diana), où les scènes glissent de l’une à l’autre dans une pure convention théâtrale. Un lieu disponible d’allées et venues. Les personnages apparaissent, disparaissent, réapparaissent. (“ La comtesse est-elle un lutin ? ” nous dit l’un des valets en voyant l’héroïne soudain resurgir sur scène). Et tout le beau monde de la pièce, aristocratie et domesticité (cette dernière très concrète, à la hiérarchie très précise : Lope sait ce dont il parle), semble toujours au courant de tout ce qui s’est passé sur le plateau. “ Les murs ont des oreilles ” (en fait ici les tapisseries) nous est-il dit à plusieurs reprises. Ce qui fait décor, ce n’est pas avant tout l’espace, lieu cadré de circulation mais les personnages, leurs costumes, leur apparition, disparition, présence : des taches, des mouvements de couleurs et d’étoffes.
Fouiller et tenir ferme la psychologie des trois protagonistes (le trio amoureux), leur tension montante. Mais faire vivre tout le petit monde de la domesticité et des deux marquis prétendants. Que tous ces personnages secondaires donnent de l’air, du mouvement, de la variété et de l’inattendu au déroulement de l’intrigue qui, du côté des sentiments, se resserre, devient plus grave et sans fard (l’étiquette et la sincérité : le duo de cet univers théâtral du Siècle d’or, les deux parfois se confondant, dans la notion d’honneur, par exemple). Si l’on prend Tristàn, le valet comique (le gracioso), ce n’est pas qu’un serviteur fidèle, rusé et hâbleur, qui a roulé sa bosse (un picaro). C’est quelqu’un qui toujours s’amuse, insuffle grâce et légèreté à la pièce, devient même à la fin le Deus ex machina pour que tout finisse. C’est en quelque sorte le farfadet comique de la pièce. Il est au Lope poète ce que Teodoro, le secrétaire hésitant et amoureux, est à l’homme Lope.
Il existe plusieurs traductions et adaptations du Chien du Jardinier. Citons l’adaptation très libre de Georges Neveux pour la mise en scène de la pièce par Jean-Louis Barrault en 1955. La récente traduction de Frédéric Serralta, publiée dans le premier tome de la Pléiade du théâtre espagnol du 17ème siècle, a le formidable avantage de suivre au plus près le texte original. C'est donc une base très solide à partir de laquelle, avec l'accord et la collaboration du traducteur, nous travaillerons. Nous chercherons (dans la mesure du possible, le texte espagnol étant versifié) à être plus proche encore du rythme, de la vivacité du texte castillan. Préserver la saillie des jeux de mots, des métaphores, leur clarté aussi (ici parfois la transposition s'impose). Procéder à quelques coupes lorsque le texte obscurcit et alourdit en français le mouvement de l'intrigue.
Hervé Petit
78, rue du Charolais 75012 Paris