La misanthropie nous guette. Dans un monde où nous sommes de plus en plus témoins de l'iniquité humaine, la pièce de Molière résonne terriblement dans nos consciences.
Il n'est pas étonnant qu'une jeune compagnie s'en empare. Quelles sont ici ses intentions et ses envies ? Grâce à un ton vif et une adresse directe, donner de la clarté et de l'impact aux situations. De la belle langue du XVIIè laisser jaillir des mots du langage courant comme des détonateurs. Mais surtout revenir à l'histoire quotidienne des protagonistes. Le metteur en scène Thibault Perrenoud et sa dramaturge Alice Zeniter mettent en relief la complexité des caractères et veulent déceler ce qui se cache derrière le discours de chacun. Quelle est la faille d'Alceste ? Célimène est-elle vraiment une coquette... ? Placé de part et d'autre de la scène, le public joue son rôle d'observateur critique et vit l'action dramatique comme un morceau de vie... qui pourrait se répéter ad vitam æternam.
Nicolas Transy
Propos recueillis par Nicolas Transy en mars 2014
C'est votre première véritable mise en scène. Comment appréhende-t-on la mise en scène d'un grand classique, quand il a déjà été réalisé par les plus grands ? N'est-on pas trop crispé par l'enjeu, ou finalement est-ce plus rassurant de s'appuyer sur une œuvre solide ?
Thibault Perrenoud : En fait, dans notre équipe il y a surtout une volonté commune : éviter à tout prix d'être dans la peur. J'ai beaucoup insisté sur la valeur de cette démarche. En répétition, c'était devenu une obsession. Je me suis imposé cette « rigueur » pour être uniquement dans le désir, sans interférences et, face aux enjeux, échapper ainsi aux crispations.
Je voulais surtout ne pas laisser une petite voix me dire : « Je suis face à un monstre sacré, comment vais-je faire ? ». D'ailleurs, je n'ai pas commencé par m'appuyer sur les références existantes de cette pièce majeure. On peut vite être impressionné par ce que disent Jouvet, Vitez et tous les hommes et penseurs du théâtre !
Vous êtes donc parti de l'objet brut...
T. P. : J'ai surtout voulu me consacrer à notre propre rapport et analyse de la pièce. J'ai attendu de consolider mon point de vue pour pouvoir le confronter par la suite et être en mesure de le confirmer ou pas. C'est important, je crois, de prendre personnellement part au premier travail de réflexion de la pièce. On se sent d'autant plus armé quand on constate que les arguments de Vitez confirment nos intuitions. L'appropriation est totale.
Qu'est-ce qui vous a vraiment décidé à monter Le Misanthrope et non pas une autre pièce de Molière ?
T. P. : Si je réponds que c'est parce que la pièce est magnifique, on va rire... et pourtant je le pense profondément ! J'ai, en grande partie, choisi de la monter car elle correspondait à des questions que j'avais envie de traiter : la jalousie, l'amitié, la question du couple, de sa possible destruction. Des thèmes et interrogations simples et quotidiennes qui nous préoccupent tous. La lecture de la misanthropie d'Alceste que l'on a faite a été également un moteur dramaturgique. On a choisi un axe auquel on se tient et qui nous contraint forcément à faire des concessions. Car je sais qu'on ne peut pas tout traiter à la fois. C'est une pièce dont les mises en scène peuvent prendre des directions complètement différentes et toutes aussi pertinentes.
Quel est alors votre parti pris ?
T. P. : Il n'y a pas vraiment de parti pris, c'est davantage une direction, nous ne voulions rien figer. On a voulu montrer qu'on assiste à un « moment de vie », un peu comme dans les pièces de Tchékhov. Il est important de ne pas réduire les personnages à leurs traits de caractères et de laisser entrevoir plus de complexité dans les personnalités : Alceste n'est pas " misanthrope " , Philinte n'est pas " l'ami sincère " , Célimène n'est pas " la coquette " , Arsinoé n'est pas " la prude " , etc. Il nous fallait comprendre chaque personnage et s'imaginer pourquoi et comment ils sont devenus ceux qu'ils sont au moment de la pièce. En bref, éviter la comédie de caractère et se poser la question essentielle : quelle est la faille d'Alceste ? À quel endroit n'est-il pas honnête, lui qui veut « qu'on soit sincère et qu'en homme d'honneur on ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur » ?
Au départ, on peut avoir une image figée d'Alceste. En relisant attentivement, on y découvre d'autres lectures possibles. Comment se fait-il qu'il aime une femme qui représente les valeurs d'une société qu'il rejette ? Selon nous, Célimène et Alceste s'aiment d'un amour sincère. La souffrance profonde qui découle de sa jalousie destructrice est le déclenchement de sa misanthropie. Il ne naît pas comme ça, ce n'est pas identitaire. Il commence à bâtir un discours misanthropique en réaction à sa souffrance. Dans notre conception des choses, chacun des personnages de la pièce pourrait également sombrer à sa place dans une forme de misanthropie à un moment de leur vie.
Alice Zeniter : Le fait d'éviter la comédie de caractères, ne pas jouer les discours philosophiques qu'on a pu construire sur les caractères au fil des siècles nous permet de centrer l'attention sur la sincérité du propos, c'est-à-dire l'amour profond qui lie le couple Célimène et Alceste : « vous ne m'aimez pas comme il faut que l'on aime, rien n'est comparable à mon amour extrême. » C'est un moment de crise du couple. On part de la faille amoureuse qui se traduit par des discours et actes extrêmes.
T. P. : J'en reviens justement à l'aspect quotidien : ça peut nous arriver à tous d'être lyriques dans des moments de crises ou de disputes. D’où part ce lyrisme ? D'un fait concret, d'une souffrance réelle. Et cette expression est du théâtre, et dans son contenu on est proche de Racine, Victor Hugo... Ce que j'aime avec ce théâtre, c'est qu'on peut partir du sensible avant toute chose. On peut montrer le jeu des relations humaines, mettre en avant la « psychologie » de chacun, être dans une universalité. Tout cela avant de mettre en perspective, théoriser, philosopher.
Pourquoi avez-vous réécrit et transposé la scène des portraits (scène IV acte II) à notre époque et pourquoi avoir transformé le milieu de Cour à celui du théâtre. Quelle est la part de critique dans cette scène ?
T. P. : Avec Alice, on trouvait cette scène éloignée de nous et moins percutante aujourd'hui, bien qu'elle soit très bien écrite et drôle. Pourquoi ? Parce qu'elle s'adresse en quelque sorte au public qui est dans la salle. On a donc souhaité la transposer : que le milieu de la Cour devienne en effet notre milieu, celui du théâtre. C'était un moyen pour nous de s'intégrer à la pièce et de se l'approprier davantage.
A. Z. : On s'est beaucoup posé la question : qu'est-ce que la Cour et que représente-t-elle ? Comment transposer cette société de paraître sans en être trop éloigné et comment faire le procès du milieu politique, par exemple, sans y prendre part ? Il nous semblait nécessaire de parler de notre propre milieu afin de se tenir au plus près de ce monde-là, des défauts de la nature humaine, et éviter ainsi de plaquer des jugements. C'était plus pertinent de parler d'une société du paraître avec laquelle on vit et compose tous les jours - le miroir de notre société actuelle -. Ce qui nous permet d'être dans un rapport d'authenticité avec les personnages, ce qui peut leur conférer plus de relief, de complexité. Dans la vie, on est par moments, stupide, bête, médisant par plaisir. Nos individus ne se définissent pas pour autant en fonction de ces attitudes passagères. Notre choix dramaturgique est de montrer qu'il n'y a pas d'un côté tout ce que représente Alceste et de l'autre son parfait contraire, incarné par les gens de la Cour.
T. P. : On peut y voir une critique du monde du théâtre mais cela pourrait s'appliquer à tous les milieux professionnels ou sociaux. Or, nous sommes plus à même de déceler les travers de notre propre milieu. Cependant, au même titre que Molière, nous n'avons pas cherché à appuyer une critique avec un jugement moral, elle se fait en quelque sorte d'elle-même par la situation donnée.
La langue orale actuelle fait son apparition par petites touches subtiles à des moments importants, ce qui donne de l'impact aux situations dramatiques.
A. Z. : Thibault a un grand et profond respect pour le texte et la langue de Molière ainsi qu'une grande confiance à l'égard des enjeux dramaturgiques et du sens critique. Cela se traduit par un travail important sur les vers, les liaisons, les accents, la diction sans que cela compromette une part de liberté que nous nous sommes donnée d'emblée. L'idée n’était pas d'exploser le texte en le parsemant de ruptures langagières. Ces « inserts », souvent des mots vulgaires, que l'on a appelés entre nous « texte déchet » sont une force ajoutée, une respiration.
T. P. : On s’évertue à respecter le texte et la langue à tel point que ces mots du langage oral qui font irruption nous permettent aussi de ne pas sacraliser la pièce. Mais on ne s'est pas fixé de règles au préalable. Encore une fois, on n'a pas voulu figer les choses, on s'est avant tout appuyé sur les situations de la pièce, c'est essentiel.
Dans votre mise en scène, on n'a pas l'impression d'entendre une vieille langue. Elle semble avoir une résonance actuelle. Avez-vous fait un important travail d’appropriation de la langue de Molière ?
A. Z. : Pour arriver à ce résultat, à cette impression, il était important que tous ensemble on étudie longuement le texte, le moindre vers, le moindre mot qui pouvait poser problème afin de lever toute incompréhension, toute imprécision, tout quiproquo pour chacun d'entre nous. Sachant qu'il y a des tournures grammaticales parfois étranges, des doubles négations pièges, il a fallu être vigilant. À la fin de ce travail, chaque comédien s'est retrouvé avec un texte bourré d'annotations ne laissant pas de place au flou !
T. P. : Pour gommer l'alexandrin, il faut d'abord respecter ses règles et les éprouver dans les mises en situations. Pour nous, le vers est comme une arme, une mécanique pour creuser chaque situation, chaque personnage.
C'est une pièce qui s’inscrit dans une contemporanéité. Pourquoi ne pas l'avoir transposée totalement à notre époque ?
T. P. : Hormis le texte qui ancre la pièce à l'époque de Molière (à une exception près : la scène des portraits que nous avons transposée), tous les éléments de la mise en scène situent l'action à notre époque et précisément dans le lieu où l'on joue. Mon fantasme au départ était de jouer la pièce dans un autre espace que le théâtre, un endroit où il y aurait des gens et, tel un happening, l'action surprendrait tout le monde.
A. Z. : Une adaptation complète aurait réduit la charge émotionnelle des situations. On s'est dit également que cette langue pouvait constituer un écran entre le public disposé tout autour de la scène et les personnages (public et personnages se confondant). Mais nous voulions au fond conserver la beauté fulgurante et la portée de la langue de Molière qui parle si bien des sentiments humains.
T. P. : Et puis ce qui nous intéresse est de faire résonner les époques et se rendre compte de ce qui demeure inéluctable chez l'homme. On s'amuse d'ailleurs avec ces décalages temporels. Par contre, on ne s'est pas jamais dit qu'il y avait urgence à monter LE MISANTHROPE aujourd'hui. Non, je crois qu'il sera toujours nécessaire de représenter les pièces de Molière. Car elles questionnent fondamentalement l'humain et retracent des enjeux qui seront intéressants à mettre en regard face à chaque époque.
La forme du spectacle est très vivante et animée. Il y a beaucoup d’énergie, de circulation, de moments drôles. Comment avez-vous traité la part de comédie dans cette œuvre, capable de divertir ?
T. P. : On ne s'est pas posé la question de savoir s'il fallait que ce soit drôle ou pas. Tout s'est réalisé de manière empirique, à partir des situations de la pièce que nous avons expérimentées. J'ai voulu m'émanciper des notions de comédie et de tragédie et ne pas décider de verser dans l'une ou dans l'autre. On a étoffé les rapports entre les personnages. On a imaginé d'autres aspects de leurs personnalités, l'histoire de leur relation, leur avenir, etc. On a créé toute une fiction parallèle à la pièce, telle la partie immergée de l'iceberg.
A. Z. : On a en effet accordé beaucoup d’importance aux personnages secondaires en faisant ressortir tous les liens qu'ils ont avec Alceste et Célimène. C'est ce qui participe à l’enchevêtrement du comique et du tragique dans la pièce. C'est-à-dire que leurs rôles très présents d'amis, et de confidents tempèrent les situations dramatiques et accentuent l'effet d’imbrication entre la gravité et la contenance. Il y a des va-et-vient, le comique accompagnant le tragique, parce que les relations et les influences entre les personnages sont très fortes. On n'a pas voulu insister sur les effets, leur laissant libre cours. Ce qui fait que ce qui est terrible en même temps n'est pas grave. Il peut y avoir quelque chose de profondément drôle dans l’échec. L'insondable tristesse et drôlerie de ce qui rate.
T. P. : Le fait qu'il y ait beaucoup de mouvements au sein de la pièce est très important. C'est une volonté que tout se passe au cœur des gens, que le public soit autour de notre « cour ». C’était également un moyen de ne pas représenter un « corps théâtral », un corps « augmenté » par la représentation. D’ailleurs nous n'avons pas fixé les places et les déplacements, c'est venu naturellement. Comme au cinéma, on a travaillé la vraisemblance, le réalisme des situations, comme si tout ce moment était improvisé, spontané. Et tout cela au profit d'une forme de théâtre de tréteau : on se réfère a posteriori à Copeau. Le public créant l'espace et le décor, les accessoires sont de bric et de broc.
La mise en scène traduit moins une volonté de rupture qu'un souci de mettre en tension les problématiques et ambiguïtés des personnages et les vertus qu'ils incarnent...
A. Z. : L'opposition entre les deux amis Philinte et Alceste est passionnante. Notre idée est que Philinte aurait pu tenir le discours d'Alceste et vice versa. Dans la pièce, il met en garde Alceste. Pourquoi ? Parce que selon nous le sous-texte serait le suivant : « Ne m’entraîne pas dans cette humeur noire, parce que c'est suffisamment dur pour moi d'avancer tous les jours et de tenir ». Personne n'a envie d'entendre que le monde est « pourri ». Ce qui le fait réagir n'est pas sa conviction du contraire mais la conviction qu'il faut s'accrocher, quoi qu'il arrive, à l'idée que le monde n'est pas entièrement mauvais. Philinte ne défend pas la vertu tempérée, la tiédeur, mais les conditions de sa survie. On pourrait très bien imaginer qu'il a été fragilisé par le passé, qu'il a vécu un an de dépression et ne peut plus supporter qu'un ami se complaise dans le malheur.
T. P. : J'en reviens à la « crise » d'Alceste, à sa faille. Tout son discours se construit pour se justifier, tout en ayant conscience de sa part de responsabilité. Il s'est vu faible, se sent faible et un peu immature face à sa souffrance. C'est une façon de se dédouaner que de faire le procès du monde qui l'accable. Alceste se voit être ridiculement jaloux et construit un arsenal théorique qui lui permet de se sortir de cette souffrance personnelle. Sa misanthropie n'est pas le résultat d'une longue et profonde réflexion aux inflexions rousseauistes.
Vous mettez à nu Alceste, au sens propre aussi...
T. P. : Il est dans un désespoir extrême, dans une démarche presque suicidaire. Le désert qu'il appelle de ses vœux est une forme de résignation, d’indifférence, d’acceptation. C'est vouloir ne plus être tiraillé, tyrannisé par ses hautes exigences. Sa nudité, que l'on montre dans une des scènes, fait état d'un homme qui se dépouille de ce qui faisait autorité en lui, il est littéralement à nu, à vif. Il y a une scène d'un film qui m'a beaucoup influencé : c'est la fin de Théorème de Pasolini.
excellents acteurs, mise en scène vivante et actuelle
Très bon. Bien rendu. Adaptation réussie. Bon rythme. Nudité inutile et complaisante.
Pour 1 Notes
excellents acteurs, mise en scène vivante et actuelle
Très bon. Bien rendu. Adaptation réussie. Bon rythme. Nudité inutile et complaisante.
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