Il y a loin
En Asie joliment longue
Le nageur d'un seul amour
Poésies VI – Gallimard, 1985
Georges Schehadé
Note d’intention
Textes composant le spectacle
« Le combattant et le canari »
« Interview avec soi-même » par Georges Schehadé
Grande figure de la francophonie, le poète et dramaturge libanais Georges Schehadé (1905-1989) aura été l'un des rares auteurs à voir l'une de ses pièces inscrite de son vivant au répertoire de la Comédie-Française : L'Emigré de Brisbane, créée en 1967. Ses premières pièces, Monsieur Bo'ble, La Soirée des proverbes et Histoire de Vasco, mises en scène par Georges Vitaly et Jean-Louis Barrault soulèvent le scandale et reçoivent le soutien d'André Breton, René Char et Philippe Soupault.
Poète, Schehadé avait publié, dès les années 1930, plusieurs recueils réunis en 1952 sous le titre Les Poésies aux éditions Gallimard. Reconnu par les plus grands auteurs et artistes de son temps, de Samuel Beckett à Ingmar Bergman, ses œuvres sont jouées sur les scènes du monde entier avant que le retrait dans lequel il s'est toujours tenu et son exemplaire discrétion n'éloignent quelque peu son nom de la place publique. Il est temps aujourd'hui, au cours de cette grande année dédiée à la Francophonie de redécouvrir et de relire celui dont Saint-John Perse disait qu'il "déplaçait de nuit les bornes de la propriété foncière."
Albert Dichy
Le nageur d'un seul amour est le dernier recueil de poésies de Georges Schehadé publié de son vivant. C'est aussi le titre que j'ai choisi de donner à cette création composée à partir de son œuvre poétique et dramatique. Poète de l'exil, confronté à son pays déchiré par la guerre, l'écriture de Georges Schehadé est avant tout un chant d'amour joyeux et mélancolique dédié au Liban, aux figures de ses proches, à sa mère, à toute cette mythologie qu'est l'enfance.
"La vision du monde par un enfant est toujours poétique car il peut entrer en communion avec les situations et les choses afin de les transformer en poème" écrit Enrique Vila-Matas.
Un "théâtre de poésie" comme le dit lui-même l'auteur puisque ses pièces apparaissent comme le prolongement de ses poésies. La scène de notre travail : rendre compte de cette éternelle fascination des mots dont témoigne toute l'œuvre de Schéhadé. Une partition à deux où se mêle et se conjugue en écho la voix du poète.
Lara Bruhl
Théâtres.
Textes extraits de :
- La Soirée des proverbes (1954)
- Histoire de Vasco (1957)
- Le Voyage (1961)
- Les Violettes (1960)
Poésies.
Textes extraits de :
- Poésies I (1938)
- Poésies II (1948)
- Poésies III (1949)
- Poésies IV, S tu rencontres un ramier (1951)
- Poésies V (1972)
- Poésies, Le Nageur d’un seul amour (1985)
- Hommage à Jules Supervielle (1954)
Lors de mon dernier séjour à Beyrouth, j’ai été abordé un matin par un combattant à grosses moustaches, bardé d’armes, l’allure tout à fait redoutable. « Il paraît, m’a t-il dit, que vous repartez bientôt pour la France. Je voudrais vous charger de me rapporter quelque chose. » Je me suis aussitôt fait la réflexion qu’il allait me demander au moins un canon ! « Je voudrais, a-t-il poursuivi, en m’entraînant à l’écart, que vous me rapportiez un canari. »
D’une certaine façon, j’ai longtemps tiré vanité du fait qu’il n’y avait aucun lien décelable entre mon œuvre et ma vie. Car, pour moi, la littérature et la vie personnelle appartiennent à deux ordres qui doivent rester distincts. Mais après la parution de cinq poèmes récents dans la NRF de juillet dernier, j’ai reçu des lettres d’amis qui avaient cru y reconnaître des textes sur le Liban. Des souvenirs que je ne perçois pas clairement sont peut-être en train de monter en moi.
Qu’est-ce que la poésie, sinon le visage de la vérité, un visage qui se dissimule et qu’on s’efforce de dévoiler ? Son désordre apparent, c’est celui-là même de l’inconscient. Quand on parle, on trie, on met en ordre ses pensées. La poésie, c’est peut-être la matière de nos pensées à l’état pur.
Entretien avec Mirèze Akar- Le Monde, Novembre 1981
[…]
Monsieur Schehadé : Qu'est-ce que c'est ce pays, le Liban ? Est-ce qu'on le trouve sur la carte ?...
Monsieur Schehadé : Sur les grandes cartes, oui, car il est tout petit. Et c'est très bien. J'ai souvent rêvé d'avoir un pays plus petit encore, si petit qu'il soit réduit à moi-même. J'ai rêvé, en quelque sorte, d'être mon propre pays. Et si tous les gens pensaient comme moi, je vous assure qu'il y aurait plus de tranquillité dans le monde.
Monsieur Schehadé : Monsieur Schehadé, pas de pensée extravagante ! Ce n'est pas le moment. Revenons plutôt à cette Faculté des Lettres de Beyrouth où vous enseignez...
Monsieur Schehadé : ... où je n'enseigne pas. Peut-on être un professeur qualifié quand on écrit les choses que j'ai écrites ? Par exemple : « Deux et deux ne font jamais quatre que si l'on est parfaitement d'accord. » Ou bien : « La vérité a plusieurs visages, le mensonge n'en a qu'un. » Ou encore (et ceci est plus grave) : « Les écoliers ont tort d'écrire le nom de leurs professeurs avec une majuscule et sans faute d'orthographe. » Oui, Monsieur Schehadé, je n'enseigne pas. Je suis secrétaire général de la Faculté des Lettres, quelque chose comme un administrateur. Je suis assis derrière un bureau matin et soir. Et je signe, je signe, je signe des tas de petits papiers : des certificats pour les étudiants, des ordonnances de dépenses, etc. Je consulte aussi le calendrier pour voir, de temps à autre, si le programme des études est en retard ou en avance sur l'horaire - comme un autobus. Je caresse les rayons de la bibliothèque de la faculté d'où j'ai banni mes livres - par prudence.
Monsieur Schehadé : Ce n'est pas joli de vous moquer de votre famille : l'Université.
Monsieur Schehadé : Vous avez raison. En vérité, je suis très heureux là où je travaille.
Monsieur Schehadé : Bien. Et que faites-vous en dehors de la faculté ?
Monsieur Schehadé : Des promenades. Le Liban est couvert de belles montagnes. Oui, je fais beaucoup de promenades avec ma femme et mon fils, car depuis que j'ai gagné de l'argent en écrivant un film, j'ai une Volkswagen. C'est une voiture remarquable. Et charmante. Elle a le capot à l'avant si surbaissé que lorsque je la retrouve dans le jardin, elle me donne l'impression de pencher le cou pour brouter le gazon - comme une chèvre !
Monsieur Schehadé : En somme, et pour résumer, vous occupez les fonctions de secrétaire général à la Faculté des Lettres de Beyrouth, au Liban, vous êtes marié, père d'un enfant et vous avez une auto qui broute de l'herbe. Tout ça n'est pas très passionnant, vous en conviendrez. Si on passait à autre chose avec votre permission.
[…]
Monsieur Schehadé : Aimez-vous quelque chose en particulier, le thé, le café? Le sport, par exemple ? C'est très à la mode en ce moment.
Monsieur Schehadé : Oui, j'aime énormément le sport... mais assis dans un bon fauteuil et en parcourant les journaux. Quand je lis, par exemple, qu'un athlète a fait un saut de sept mètres, je dis : « Bravo ! » Puis je me reprends aussitôt et je pense « Pourquoi faire, il y a les ascenseurs. » Quand je lis que des gens ont grimpé sur une haute montagne, bravant le froid et le manque d'oxygène, je dis : « Bravo ! » Puis je pense : « Pourquoi faire, il y a les aéroplanes. » Quand je lis que des hommes sont descendus, casqués de fer, dans des gouffres de cinq cents mètres de profondeur, je dis : « Bravo ! Bravo ! » Puis je réfléchis tout de suite après et je remercie Dieu de m'avoir fait un garçon raisonnable qui porte un chapeau en hiver de crainte de s'enrhumer. Vous me demandez ce que j'aime ? J'aime tout, tout, en vérité, le bien et le mal... mais avec modération et indépendance.
Monsieur Schehadé : Tout cela n'est pas bête, Monsieur Schéhadé. Vous avez écrit trois pièces, je crois : Monsieur Bob'le, La Soirée des proverbes et Histoire de Vasco.
Monsieur Schehadé : Oui, trois pièces. A ce propos, je me demande combien d'années a vécu Lope de Vega pour en écrire mille deux cents ! Et surtout, comment il s'y est pris.
Monsieur Schehadé : Si nous parlions un peu théâtre ? Sérieusement.
Monsieur Schehadé : Je me déclare incompétent. Mon expérience là-dessus est tout à fait personnelle, donc sans valeur pour les autres. Pour moi, Monsieur Schehadé, le théâtre avant tout est une chose instinctive et spontanée. En écrivant Vasco, pas un seul instant, je n'ai songé à écrire une pièce à thèse, une œuvre contre la guerre. Non. J'ai choisi d'abord mes personnages et je me suis répété : « Tu vas les laisser agir en toute liberté et les suivre docilement. »
Monsieur Schehadé : Ainsi, vous ne saviez pas où vous alliez ?
Monsieur Schehadé : Sincèrement, je ne le savais pas. Par contre, j’étais sûr que mes personnages, eux, le savaient très bien.
Monsieur Schehadé : Encore une question. Est-ce que…
Monsieur Schehadé : C’est suffisant, c’est suffisant comme ça, Monsieur Schehadé. Il est minuit, allons plutôt nous coucher.
Paris, le 9 septembre 1957
Texte rédigé pour le programme de la création d’Histoire de Vasco à Berlin en 1957
In Georges Schehadé, poète des deux rives de Daniellle Baglione et Albert Dichy, éditions de l’IMEC
Musique de Juliette Garrigues.
Passage Molière - 157, rue Saint Martin 75003 Paris