Présentation
Intentions de
Anne Torrès (metteur en scène)
En proie à une mélancolie furieuse, Machiavel écrit Le Prince en quelques mois, à lautomne 1513, dans lexil et la pauvreté que lui valent leffondrement de la République et le retour des Médicis à Florence. Cinq siècles plus tard, le pouvoir de provocation de son petit livre reste entier. Empreint de liberté, lucide, dun réalisme fulgurant, Le Prince nous hante plus que jamais. Le Prince appartient demblée à lespace du théâtre. La voix séchappe du livre. Il faut aller du théâtre vers la politique, de la passion vers la pensée, pour jouir du suspense du Prince. Pour entendre la logique et les coqs-à-lâne, le rire et la cruauté. Tout va très vite dans Le Prince, allegrissimo, avec une bonne humeur endiablée.
A lorée de la Renaissance, Machiavel inscrit la question du désordre et de la guerre au cur de sa vision dun monde qui se pense déjà orphelin du divin. Table rase de la transcendance. Machiavel impose la transparence. Mais en éclairant pour le Prince les moindres recoins de la maison du Pouvoir, il en donne dabord les clés au peuple. Le Prince est un appel, une invitation à laction. Diplomate, homme politique et homme de théâtre, Machiavel pose moins la question du pouvoir que celle de son apparence. Il mêle indissociablement le registre du politique et celui de la représentation. A lattention du souverain, mais aussi de lautre, le citoyen, le spectateur. Machiavel construit une dramaturgie idéale du pouvoir, rêvée dans la liberté du théâtre. Et une analyse très politique de lart de dire et de séduire. Le Prince pourrait sappeler LActeur. Chaque jour, composant Le Prince, Machiavel relisait Dante. Deux écrivains, deux hommes daction engagés dans un combat pour dire le monde et pour le changer. En donnant pour la scène une nouvelle traduction du Prince, personne ne pouvait en éclairer mieux lunité poétique et politique que Jacqueline Risset, poète et traductrice de La Divine comédie.
Anne Torrès
Intentions de Anne Torrès (metteur en scène) - Allegro furioso
Le théâtre est présent partout dans Le Prince, il est intimement lié à sa pensée, à sa composition et surtout à son projet littéraire et politique. Bien entendu, il ne sagit pas dun texte dramatique au sens formel, dune pièce de théâtre. Mais la construction, le ton, le rythme, les entrées des personnages et des idées, la subtilité et la brutalité des changements de situation, tout cela est du théâtre. Machiavel écrit avec beaucoup de distance et dhumour, et un art consommé de la chute et de la conclusion. Je ne dis pas que cela ressemble à du théâtre, je dis que cela en procède. Cest une stratégie décriture et, partant, dintelligence du texte.
Il faut, pour comprendre - et se laisser emporter par lénergie du Prince - retrouver lextraordinaire état de tension intellectuelle et émotionnelle qui est celui de Machiavel au moment où il lécrit, « dans la fange et la boue » de lexil, au cours de ces quelques mois de lhiver 1513. Il y a une osmose entre son humeur - cette mélancolie furieuse qui lhabite - et lobjet de son étude - létat dune Italie déchirée par les guerres et les conflits, en proie au chaos, en pleine crise. Ecrivain et homme daction, diplomate et auteur dramatique, Machiavel a écrit dun côté des essais politiques et historiques, de lautre des pièces de théâtre. Mais on ne peut lire Le Prince ni comme les Discours sur la première décade de Tite-Live, ni comme La Mandragore. Le Prince est hors catégorie. Le théâtre y fonctionne comme ressort et comme dévoilement de sa pensée. Machiavel sen sert comme dun moyen, en partie imposé par les circonstances de son histoire personnelle et celles de lItalie, pour condenser et masquer sa pensée, pour dire une vérité. [ ]
Il y a dans Le Prince une multitude dhistoires et de personnages, que Machiavel réunit soit à partir de sa « longue expérience des choses modernes », soit de « sa continuelle lecture des anciennes ». Beaucoup de ces exemples sont très facilement superposables à des situations que lon peut connaître aujourdhui. On pourrait imaginer, à partir de quelques formules de mise en scène, un spectacle se servant de ce procédé de transposition. Je nai pas voulu le faire parce que lessence machiavélienne du texte est précisément le fait quil est ancré dans limmédiateté. Si lon perd cet aspect de lhistoire du texte, on perd du même coup son émotion. Or cest cela qui me touche le plus dans Le Prince, lémotion de la politique : la politique, cest une émotion humaine, un rapport à lautre avec des pensées troubles, des pensées claires, des pensées furieuses, des pensées arrangeantes, des pensées rusées, des pensées mauvaises, des pensées heureuses et bonnes. Beaucoup de personnages nous sont connus et appartiennent à notre communauté historique et culturelle, Borgia, Savonarole, Moïse, Alexandre le Grand, Louis XII, les Romains. Dautres le sont moins. Mais je me suis aperçue quil était moins important de connaître leur histoire dans le détail que de capter comment ils surgissent et pourquoi ils agissent. Ce qui importe, cest de comprendre quil y a nud, état de crise et nécessité de trancher ce nud. La plupart de ces personnages, dailleurs, ont des destins rapides et tragiques. Les autres, on nen parle pas, ou peu.
La question du « comment allez-vous faire ? », cest dabord la distribution. Jai vu demblée que lon pouvait donner au Prince plusieurs voix, plusieurs corps, plusieurs facettes. En fait, quatre figures récurrentes que Machiavel nomme dès le début du texte : la Virtù, la Fortune, la Guerre et bien sûr le Prince, qui sera ici le Prince-Machiavel, le double corps de lauteur et du sujet. La Virtù, que nous traduisons par Vertu, la Fortune et la Guerre sont des allégories comme les pratiquent couramment la littérature ou la peinture de la Renaissance. Ce ne sont donc pas exactement des personnages au sens du théâtre. Mais Machiavel les utilise de manière dramatique : à travers tous les exemples historiques, le texte est une très habile composition, une négociation permanente entre ces figures. Lenjeu est bien de savoir comment elles réussissent ou non à cohabiter, comment elles sallient ou sopposent, se partagent lespace du récit - et du pouvoir. Comment elles portent au pouvoir et à la chute. [ ]
Il y a au moins trois façons, très distinctes, de vivre ce texte
théâtralement : le mode épique, dans un certain nombre de récits comme la
traversée de lItalie par Louis XII ; le mode de la discussion, du débat sur
les points soulevés par ces récits ; et le mode de ladresse publique, du
discours et de la tribune, presque comme dans un meeting politique. On y retrouve tous les
éléments du théâtre : identification, émotion, critique et si possible
catharsis ! Il y aura aussi une voix musicale - des thèmes de jazz à la
trompette. Ce qui est le plus jubilatoire dans le jazz, cest lart de
limprovisation, des entrées, du break, des variations et des reprises, de la
transformation des motifs et de la mélodie. Cest un art de lécart et du
renversement et cela rend triste et gai. Le Prince est écrit exactement de la même
manière.
Le scandale de Machiavel, cest sa franchise. On lui prête les défauts quil
constate, les turpitudes quil analyse. La fortune du terme
« machiavélisme » ne tient à rien dautre quà cette fusion de
lauteur avec son sujet. Je trouve intéressant par rapport à cette identité
brouillée de Machiavel de poser sur scène quelque chose dauthentique,
cest-à-dire le texte dans son déroulement.
Je veux montrer que Machiavel est un grand auteur. Si le monde est tel quil est, quel est le remède ? Il ny a pas de poudre de perlimpinpin, nous dit-il. Le seul remède, cest la connaissance et la pratique. Jaime sa manière de le dire : allegro furioso.
Jai demandé à Jacqueline Risset, de traduire Le Prince (à paraître au printemps 2001 chez Actes Sud-Babel) parce quelle est en premier lieu poète et quelle a merveilleusement traduit La Divine comédie de Dante. Machiavel lisait Dante, il était comme lui florentin et comme lui partagé entre lécriture et lengagement politique. Il faut presque à mon avis avoir vécu Dante pour vivre Machiavel, cette passion littéraire et politique qui les habite tous deux. Et la personne qui a vécu Dante est, pour moi, Jacqueline Risset. Elle a aussi su entendre la théâtralité du texte lui-même, car elle a immédiatement capté le secret littéraire du Prince cest-à-dire son oralité.[ ]
Daprès un entretien réalisé pour le Magazine Littéraire, numéro spécial consacré à Machiavel (avril 2001) par Marie Gaille-Nikodimov
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