Ferdinand Martin et Agénor Montgommier jouent au bésigue, paisiblement, comme à leur habitude. Les deux vieux amis sont aussi inséparables que Bouvard et Pécuchet. Bien entendu, il y a un hic : Ferdinand est marié, et Agénor trompe Ferdinand. Mais à vrai dire, il se débarrasserait bien de Madame... La donnée paraît banale. Mais dès que Labiche a mis le feu aux poudres, nos héros, arrachés au confort feutré de leur salon parisien, vont se retrouver engagés dans une sourde lutte à mort…
Une fois encore, le génie singulier de Labiche parvient à concilier la critique sociale et une théâtralité toute en vitesse, coq-à-l’âne et tête-à-queue. Peter Stein est l’un de ses grands admirateurs. C’est avec lui, et à l’Odéon, qu’il a choisi de mettre en scène pour la première fois du théâtre en langue française, quarante ans après sa création allemande de La Cagnotte.
LOÏSA, se retournant. – Qu’est-ce que c’est que ça ? Don Hernandez ?...
HERNANDEZ. – Loïsa !
LOÏSA, riant. – Pourquoi ce costume ? Vous avez l’air d’un buisson.
HERNANDEZ, déposant sa carabine et son chapeau à droite. – Le buisson qui marche. C’est ce qu’il faut.
LOÏSA. – Et cette carabine ? Vous allez à la chasse ?
HERNANDEZ. – A la chasse à l’homme ! Votre mari sait tout...
LOÏSA, étonnée. – Tout... quoi ?
HERNANDEZ. – Eh bien... Agénor !
LOÏSA. – C’est faux !... c’est une calomnie !
HERNANDEZ. – Pas de marivaudage ! il a des preuves !
LOÏSA. – Certaines ?
HERNANDEZ. – Certaines !
LOÏSA, effrayée, passant à droite. – Mais alors, je suis perdue !
HERNANDEZ. – Ça m’en a l’air... Il est furieux... il rumine une vengeance dans la manière des Borgia.
LOÏSA. – Ah ! mon Dieu !
Hernandez, à part. – Ça prend ! (Haut.) Si vous m’en croyez, vous ne mangerez rien tant que vous serez en Europe.
LOÏSA. – Merci bien !
HERNANDEZ. – Excepté des œufs à la coque, parce qu’on ne peut rien fourrer dedans.
LOÏSA, éperdue, passant à gauche. – Mais que faire ? que devenir ? Je ne peux pas rester ici !
Elle s’assied près de la table.
HERNANDEZ. – Je vous offre un asile ! Venez dans mes Etats.
LOÏSA. – Ah ! non, c’est trop loin !
HERNANDEZ, s’approchant d’elle. – Une promenade... toujours sur l’eau... Vous ne connaissez pas mon pays... Quelle nature ! le ciel est bleu, la mer est bleue, la terre est bleue... Vous serez continuellement en palanquin... et, la nuit, je vous donnerai quatre Indiens dans leur costume national, pour écarter les mouches de votre gracieux visage... Quant à la nourriture...
LOÏSA. – Oh ! ne parlons pas de ça !
HERNANDEZ, se jetant à ses genoux. – Dites un mot, señora, et je dépose mon trône à vos pieds.
LOÏSA. – Ah ! Hernandez... ne me tentez pas ! (Languissamment.) Vous êtes donc veuf ?
HERNANDEZ, se relevant. – Hélas non !
LOÏSA, se levant. – Vous m’offrez votre trône... Et votre femme ?
HERNANDEZ. – La reine ? J’ai pensé à elle... je lui donnerai une place dans ma lingerie... rien à faire !... Abandonnez-vous à moi, c’est le ciel que je vous ouvre.
LOÏSA. – Et mes devoirs ?
HERNANDEZ. – Lesquels ?
LOÏSA. – Je ne sais pas ce que je dis... vous me grisez, vous me charmez... et puisque mon mari a oublié sa mission, qui est de me protéger... don Hernandez, ramenez-moi chez ma mère !
HERNANDEZ, la serrant dans ses bras et l’embrassant. – Ta mère ! c’est moi qui serai ta mère ! c’est moi qui serai ta mère !
Labiche : Le Prix Martin, Acte III, scène XIII
C’est à la portée de tout le monde. Je prends une main de papier blanc, du papier de fil, je ne trouve rien sur un autre, et j’écris sur la première page : Plan. J’entends par plan la succession développée, scène par scène, de toute la pièce, depuis son commencement jusqu’à sa fin. Tant qu’on n’a pas la fin de sa pièce, on n’en a ni le commencement ni le milieu. Ce travail est évidemment le plus laborieux ; c’est la création, l’accouchement. Une fois mon plan fini, je le reprends et je demande à chaque scène à quoi elle sert, si elle prépare ou développe un caractère, une situation, enfin si elle fait marcher l’action. Une pièce est une bête à mille pattes qui doit toujours être en route. Si elle se ralentit, le public bâille ; si elle s’arrête, il siffle.
Pour faire une pièce gaie, il faut avoir un bon estomac.
La gaieté est dans l’estomac.
Eugène Labiche (cité par Philippe Soupault : Labiche, Mercure de France, 1964, pp. 141-142)
Place de l'Odéon 75006 Paris