Après La Traviata, Judith Chemla retrouve les Bouffes du Nord, cette fois pour interpréter Jeanne d'Arc.
Être sur scène, c'est ce que vous préférez ?
Être sur scène m'a toujours fait vibrer. C'est un endroit sacré où l'on partage des émotions entre êtres humains en direct. C'est merveilleux parce qu'on vit un instant tous ensemble. On ne peut pas faire semblant. C'est de la fiction mais les sentiments que j'éprouve sur scène en chantant par exemple La Traviata, ils sont vrais, je les vis vraiment. D'ailleurs, je prépare un nouveau spectacle pour l'an prochain aux Bouffes du Nord, cette fois sur Jeanne d'Arc…
Vous pouvez en dire plus ?
J'ai demandé à Yves Beaunesne de faire la mise en scène, parce qu'on avait travaillé ensemble sur L'Annonce faite à Marie, et à Camille Rocailleux d'écrire la musique. Ce sont des artistes avec qui j'aime travailler, qui se laissent inspirer, traverser par le sujet, qui ne sont pas là pour faire leur show. Le texte, ce sera les mots de Jeanne elle-même, pendant son procès, tels que restitués par le greffier… Ces mots sont un témoignage inouï de sa liberté de ton, de son insolence, sa force, son humour face à des juges pour qui elle n'était qu'une manipulatrice et une menteuse. Cela me fait penser à ce qui se passe pour beaucoup de femmes aujourd'hui quand elles portent la parole de leurs enfants. On est en pleine campagne gouvernementale contre l'inceste et pourtant des milliers de mères qui cherchent à protéger leurs enfants sont poursuivies par la justice… Ces femmes se retrouvent devant des juges qui ont décidé qu'elles étaient des menteuses et des manipulatrices comme cette Jeanne qui a traversé l'histoire jusqu'à aujourd'hui car elle a préféré mourir que mentir. Je veux porter la voix de ces femmes à travers ce spectacle.
Propos de Judith Chemla recueillis par Laura Berny pour Les Échos, le 16 octobre 2023
Le chant des étourneaux
La destinée de Jeanne d’Arc (1412-1431) est simple, sublime, mais aussi énigmatique. Son histoire ne sera jamais close. René Char, le poète-combattant du Maquis, écrivait à propos de Jeanne d’Arc : « J’aurais bataillé avec cette jeune fille près d’elle, pour elle, car, en son temps, son action insurgée et mystique était totalement justifiée ». Ils sont nombreux, « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas », selon les vers d’Aragon, que Jeanne inspira, du communiste Bertolt Brecht à l’anticlérical Michelet, du voltairien Anatole France au libre-penseur Bernard Shaw ou à l’agnostique Mark Twain en passant notamment par Schiller, Claudel, Joseph Delteil et Charles Péguy.
« La Pucelle » a fourni à l’immense historien que fut Michelet la matière d’un livre fondateur. « Souvenons nous toujours, Français, que la Patrie chez nous est née du coeur d’une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous », écrit celui-ci dans son célèbre Jeanne d’Arc de 1841.
Le XVe siècle français est le véritable trait d’union entre le monde médiéval et la Renaissance. Dans une France alors déchirée par la terrible guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons et en proie aux ambitions militaires et dynastiques de la Couronne anglaise, l’on entend les premiers vagissements, au delà de cette dynamique des rumeurs que nous connaissons tellement bien aujourd’hui, d’une opinion publique médiévale : au milieu du chaos et des fracas de la guerre de Cent ans, Jeanne a donné de la voix aux cris et aux doléances d’une population massivement illettrée, dispersée et soumise à une toute-puissance cléricale et féodale.
Près de six siècles après sa mort sur le bûcher à Rouen, le 30 mai 1431, Jeanne d’Arc continue de fasciner, de déchaîner les passions et de susciter des controverses, aussi bien populaires que savantes. Des populistes et des captieux cherchent à voler Jeanne d’Arc pour se draper d’elle, personne n’est dupe, ce qui importe, ce n’est pas ce qu’on en a fait, mais ce que son insolence et son si violent enthousiasme font de nous. Les minutes de son procès de condamnation, issues d’actes authentiques, sont un document historique unique, une leçon politique et spirituelle autant qu’une oeuvre littéraire fruit du génie d’une jeune femme analphabète et qui, seule à la barre, déjoue intuitivement, intelligemment et pied à pied, les pièges des hommes d’Eglise et de loi qui l’accusent. Comment restituer l’expérience spirituelle dans sa dimension artistique, sans la superstition ?
Lorsque Charles Péguy écrit sur Jeanne, Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), il a 23 ans, il n’est pas encore croyant. Il veut surtout dénoncer le poids des dogmes et des institutions. L’Église, il s’en fout. Mais c’est quand même une expérience du sacré. Pour moi, la musique, le théâtre, le cinéma, c’est exactement ça, c’est mystique. Je veux réunir les trois dans cet « opératorio ». Avec une comédienne qui se sent comme un poisson dans les eaux de ces trois arts.
Ce sera l’ardente Judith Chemla. Ce projet s’est inventé et construit avec elle.
La langue
Jeanne comparaît devant un tribunal d’inquisition la suspectant d’hérésie et d’idolâtrie, composé presque exclusivement de membres de l’université anglophile de Paris et présidé par l’évêque Cauchon. Les minutes du procès de condamnation de Jeanne d’Arc, un champ de bataille oral, représentent le document historique tout autant que littéraire le plus remarquable qui soit dans toutes les langues du monde. Que de grandeur et de beauté dans les propos qu’elle tenait quotidiennement, que de candeur et de spontanéité, alors qu’elle souffrait de la faim, de l’épuisement, du harcèlement des questions pressantes de ses tortionnaires, les « docteurs de la loi », et des violences de ses geôliers. Ils ont pu tout faire rentrer dans leurs calculs sauf la grâce. Toutes les réponses de « Jeanne qu’on brûla verte » (René Char) à ses juges sont tombées de ses lèvres sans la moindre préméditation, tant émouvantes de noblesse qu’elles surclassent le meilleur de ce que l’art oratoire peut produire. Son style, c’est le style des prophètes, ces gens de la route qui osent franchir la porte des saisons. Ils savent, quand une terre s’assèche, vers quelles herbes nouvelles il faut marcher et comment leur parler. Mais plus une parole est forte et plus il faut la délivrer faiblement. Puis la faire sonner comme un cuivre clair et puissant. Marion Bernède adapte les actes d’un procès qui nous fait entendre Jeanne avec la même fraîcheur que si elle était là, dans la pièce d’à côté.
La Musique
Offrir à partir d’un procès ce qui va devenir une forme d’oratorio, ou un « opératorio » comme le dit bien Pascal Dusapin, nécessite un balancement quasi imperceptible entre la parole et l’histoire, entre l’histoire et le sens, entre le sens et la musique. Voilà pourquoi nous voulions demander, Judith et moi, au compositeur Camille Rocailleux de créer, autour de la pièce, une partition pour voix, celle de Jeanne, instruments et/ou choeurs. Pour travailler la confrontation entre une poésie brute et terrienne, et un lyrisme marqué par la passion charnelle et mystique. Pourront être convoqués dans l’écriture de la partition des métissages qui entrelacent plusieurs époques et styles et se rapprochent de temps à autre de Monteverdi, Poulenc, Fauré, voire Bowie…
Nous aimerions donner à entendre une matière qui sera comme un champ de résonance pour le texte, une manière de se détacher, délicatement, d’un certain envoûtement de cette invraisemblable histoire vraie. Nous chercherons ainsi à accompagner le son et le sens de chaque mot et faire valoir cette géographie tout en crêtes et vallées qu’est la très riche langue de Jeanne. L’enjeu final est l’aboutissement à une vraie proposition musico-vidéo-théâtrale dans toute sa richesse lyrique - et qu’on ne sache plus, au bout du compte, d’où naît le chant, qui accueille ou recueille l’élément musical. Il s’agit donc d’ouvrir d’autres portes dans une composition symphonique.
Les instrumentistes et les choristes seront présents sur le plateau sans être en interaction directe avec Jeanne, même si le travail sera partagé avec eux. Il s’agit pour nous de travailler, au-delà de l’accompagnement orchestral, sur des présences, des masses sonores, parfois transformées avec des effets de mises en écho, de répétitions, de réverbérations, d’étirements, de bruitages, de brouillages. Cet ensemble sera composé de deux cordes (violoncelle et alto), deux cuivres, un percussionniste et un claviériste/synthétiseur.
L'image
On l’a revu encore lors du procès appelé V13 (Procès des attentats du 13 novembre 2015), et on sait que c’est tout à fait intentionnel, un tribunal est, en soi, un dispositif qui théâtralise la Justice elle-même, représentée par les juges. Nul doute que le procès de Jeanne d’Arc s’est servi de ce dispositif écrasant pour diminuer Jeanne, seule femme face à des centaines d’hommes. Dans notre scénographie, nous inversons les choses en mettant Jeanne au centre et les juges en périphérie. Au sol, un plancher octogonal en bois mat et grisé. Une forme qui évoque à la fois la tour prison que fut celle de Jeanne et une toile d’araignée. C’est l’espace de Jeanne.
Derrière elle, comme si nous avions posé sur scène la fosse d’orchestre, sont disposés les musiciens. Ils sont isolés d’elle mais en regard, à l’intérieur d’une construction légère et stylisée évoquant les boxes des tribunaux. C’est l’espace d’où naît la musique. Enfin, juste derrière cet espace plane un grand mur vertical au centre duquel on retrouve l’octogone mais cette fois en creux, fenêtre ouvrant sur un écran de projection vidéo. C’est l’espace des juges. Ce peut être aussi l’espace de l’ailleurs et de l’intériorité de Jeanne.
En jouant avec l’effet de réalité que peut apporter la vidéo nous hybridons l’illusion (les juges) et l’abstraction poétique (l’intériorité de Jeanne) ainsi que son environnement, qu’il soit réel ou imaginaire (prison, tribunal, ciel…). Ce mur est à la fois barrière infranchissable et appel à la transcendance. Cette création est conçue comme une machine à remonter le temps, un regard affranchi des conventions que la commande religieuse imposait depuis des siècles à la représentation du visage et aux mouvements du corps. Le cinéma donne les présences/absences des juges du procès, filmés en amont et projetés sur le mur. La scénographie est un instrument de l’orchestre dont Jeanne est la soliste.
Le vidéaste Pierre Nouvel, qui oriente son travail sur les interactions entre espace scénique et image, chapeautera la dimension espace augmenté et installation vidéo du projet, en lien étroit avec le scénographe, Damien Caille-Perret, et le créateur des lumières, César Godefroy.
Yves Beaunesne, décembre 2024
37 bis, bd de la Chapelle 75010 Paris