Mise en Scène
La pièce peut se lire par familles...
Le malade imaginaire
Gide
voit dans cette pièce celle quil préfère, parmi toutes celles de Molière
Gildas
Bourdet insiste sur la troublante profondeur du rire ultime de Molière
Ce fut la dernière pièce de Molière. Sa maladie à lui nétait donc pas du tout imaginaire.
On a de Molière et de son " Malade ", soit un souvenir " scolaire ", soit un souvenir " Comédie Française ", mais pourra-t-on avoir un jour, un souvenir " daujourdhui "? Sûrement. Voilà un homme intelligent (Argan), qui entre en maladie comme on entre en secte, pour trouver un cocon, un espace pour se réfugier et soublier. Au-delà dune simple attaque de la médecine, Molière nous décrit ici les mécanismes qui poussent un homme, dhier comme daujourdhui, à se soumettre à une autorité. Pour servir ce propos, il faut des comédiens hors norme, qui nous entraînent tous aux frontières de cette " folie ", si drôle, si terrible et si dangereuse à la fois, qui fait perdre tous sens de la réalité et du rêve.
Ce Malade Imaginaire se situe dans un univers baroque anglais du XVIIème siècle ; cest la fin de lhiver en période de carnaval. Les couleurs sont le noir, le blanc et le rouge. Le décor évoque une chambre stérile...
La pièce peut se lire par familles...
La famille Argan
Argan : le malade, sa tenue est dans les blancs et rappelle celle de l'hôpital.
Angélique : sa fille, en robe.
Louison : huit ans, soeur dAngélique, tenue de petite fille mais
déguisée.
Béline : la deuxième femme d'Argan. Jeune et belle, c'est une élégante qui
n'aime que l'argent et la fête. Elle s'apprête pour le carnaval.
Béralde : frère d'Argan, veuf, il porte toujours le deuil de sa femme. C'est
lui le vrai malade de la pièce, lui qui se sait condamné et qui va refuser l'acharnement
de la médecine. Voilà pourquoi tout son propos n'est pas objectif. Molière: c'est lui !
Toinette : la servante, c'est elle qui a remplacé la mère auprès des enfants
et qui, jusqu'à l'arrivée de Béline fut la seule femme de la maison d'Argan.
La famille des "pièces rapportées"
Cléante : le Jeune premier, impulsif et maladroit, le voilà déguisé en
maître de musique.
Monsieur de Bonnefoi : notaire, de la classe de ceux pour qui, magouilles et
affaires sont liées, sorte de jeune "raider", élégant, et probablement amant
de Béline.
La famille des médecins
Ils sont pour la plupart de grands "pachas", et entrent dans la pièce
comme on entre dans un bloc opératoire, et portent parfois le fameux masque des médecins
du XVIIème siècle.
Monsieur Diafoirus : grand médecin du genre totalement manipulateur. Il est
dangereux, très dangereux car très bête.
Thomas Diafoirus : évidement son fils, un débile, style "interne",
doué pour la bêtise.
Monsieur Purgon : le "Pacha" des hôpitaux qui finit par se prendre
pour Dieu !
Monsieur Florant : l'apothicaire, on voit à sa tenue qu'il ne fait pas vraiment
partie de la caste des médecins.
Toinette déguisée : elle revêt la robe et le chapeaux, et cela suffit pour
devenir médecin aux yeux d'Argan, en manque.
La vision des médecins est-elle réalité ou déformation de la vision d'Argan ? A ce stade, la frontière devient bien fine...
En 1672, lorsque commencent les répétitions de ce qui sera sa dernière pièce, Molière est au sommet de sa gloire... et au comble de ses ennuis ! Il est malade et entouré dennemis.
La satire de la médecine, quil avait abordée dans Le Médecin volant (1659) et dans LAmour médecin (1665), lont fait triompher avec Le Médecin malgré lui (1666). Dautre part, depuis huit ans, il collabore avec Lulli et fait représenter devant le roi de nombreuses comédies-ballets dans les intermèdes desquels Louis XIV ne dédaigne pas de danser. Il associe donc à ce genre quil a abordé avec bonheur : la comédie-ballet, un thème qui lui tient particulièrement à coeur : la satire de la médecine, quil traite, à son habitude, sur le mode de la farce.
Et voilà Le Malade imaginaire, oeuvre virevoltante, gaie, drôle, tragique, qui dénonce, au milieu des danses, des chants, des déguisements, la fatuité des médecins bornés, plus préoccupés de suivre les règles établies que de guérir, légoïsme des hommes, leur naïveté, leur cupidité, leur hypocrisie.
Cette dernière pièce, que les intrigues de Lulli, devenu son ennemi, empêcheront dêtre créée devant le Roi, triomphera dans la salle du Palais Royal à partir du 13 février 1673. Mais Molière, qui joue Argan, le malade imaginaire, a du mal à finir la quatrième représentation. Transporté chez lui, il y meurt une heure plus tard.
La pièce sera jouée triomphalement à Versailles devant le roi, le 18 juillet 1674. Triomphe posthume bien amer !
Gide voit dans cette pièce celle quil préfère, parmi toutes celles de Molière
De toutes les pièces de Molière, cest décidément Le Malade Imaginaire que je préfère ; cest elle qui me paraît la plus neuve, la plus hardie, la plus belle - et de beaucoup. Si cette pièce était un tableau, comme on sextasierait sur sa matière. Molière, lorsquil écrit en vers, sen tire à coups dexpédients ; il connaît maints menus trucs pour satisfaire aux exigences de la mesure et de la rime. Mais, malgré sa grande habileté, lalexandrin fausse un peu le ton de sa voix. Elle est dun naturel parfait dans le Malade (et dans le Bourgeois). Je ne connais pas de prose plus belle. Elle nobéit à aucune loi précise ; mais chaque phrase est telle quelon nen pourrait changer, sans labîmer, un seul mot. Elle atteint sans cesse une plénitude admirable, musclée comme les athlètes de Puget ou les esclaves de Michel Ange et comme gonflée, sans enflure, dune sorte de lyrisme de vie, de bonne humeur et de santé. Je ne me lasse pas de la relire et ne tarirais pas à la louer. Je relis, sitôt ensuite, le Bourgeois. Si belles et sages que soient certaines scènes, un volontaire étirement des dialogues me laisse, par comparaison, admirer dautant plus le grain serré de létoffe du Malade, si solide, si épaisse, si drue. Et quelle solennité, quel schaudern donne à chaque scène le contact secret avec la mort.
Cest avec elle que tout se joue ; lon se joue delle ; on le fait entrer dans la danse.
André Gide
Journal, 1er et 2 juillet 1941
Gallimard.
Gildas Bourdet insiste sur la troublante profondeur du rire ultime de Molière
Pour être drôle, il faut renoncer à être gai. Molière nest pas un auteur gai, mais, à nen pas douter, il est un auteur drôle. Ici, sa drôlerie a partie liée avec la mort et, qui plus est, à la sienne propre. Tentative vertigineuse dapprivoiser linnommable dans lironie bouffone et farcesque. (...)
Chez Molière, lentourage, Toinette en tête, résiste. A chacun de sa mort après tout, et Argan, le dictateur domestique morbide, en sera pour ses frais. Le deuil veindra sans doute à son heure, mais il nobligera pas la maisonnée à prendre le sien de son vivant. Il faut choisir, ou être mort ou être vif. Ce choix, Argan le refuse, et cest bien là la forme dune folie. Cette folie, Molière, jusquà son dernier souffle, veut la conjurer. Il écrit Le Malade Imaginaire et se conforme à la leçon quil se donne à lui-même en dépit de la conscience quil a de sa fin inéluctable. Jusquà sa mort il se comptera parmi les vivants.
Le Malade Imaginaire résonne du rire dun homme qui se savait condamné et ce rire na pas fini de nous troubler.
Gildas Bourdet, Comédie Française
Le Journal, 3è trimestre 1991.
106, rue Brancion 75015 Paris