Lettre aux spectateurs
Je suis désespérément amoureuse de la réalité
par Svetlana Alexievitch
L’Ange de l’Histoire
Il n’y a pas d’innocence en cette langue,
Ecoute, les paroles se brisent,
Ecoute bien, ici aussi c’est la guerre
Même si c’est une guerre
Différente dans un temps assoiffé.
Antonella Anedda
J’ai longtemps cherché la prochaine pièce que j’allais mettre en scène. J’avais beau fouiller, lire des comédies ou des drames, le livre me tombait des mains… Sans savoir pourquoi…
Le croiriez-vous, nous sommes souvent persuadés que nous n’arriverons jamais à trouver la pièce qui nous correspond, qui nous parle, qui nous attend !
L’angoisse redoublait, et brusquement, dans un coin de ma bibliothèque, oublié, un livre m’a fait signe : Les Cercueils de zinc de Svetlana Alexievitch.
Tout devenait clair pour moi : Après le onze septembre, qui sera le vrai début du XXIe siècle, je ne pouvais plus (temporairement, sans aucun doute) me laisser porter par une fiction. Devant l’enchaînement de la violence inextricablement liée à la terreur, j’avais besoin de repartir d’une "pièce de réalité", d’un document.
Je n’avais pas simplement oublié le livre, mais la guerre elle-même. Elle était, à ma grande honte, comme "sortie de ma tête". Pourtant cela a réellement eu lieu : l’Armée Rouge a effectivement envahi l’Afghanistan entre 1979 et 1989 ! Voilà que je découvrais ainsi qu’une guerre chasse l’autre. On passe toujours à la suivante. L’Actualité efface sur le tableau noir du passé les anciens morts et inscrit d’autres chiffres macabres qui seront effacés à leur tour, dès le surlendemain. De combien de guerres africaines nous souvenons-nous ? Nous avons appris à zapper les guerres avec une telle régularité que nous ne savons plus, au fond, ce que c’est !
Et quand on lit Les Cercueils de zinc, on se retrouve soudain là devant ! On se retrouve, la douleur en moins, dans le même état de stupeur et d’indignation que ces femmes russes à qui, sans crier gare, des militaires apportaient un cercueil verrouillé. Leur fils, leur mari sont dedans. Elles ne pourront plus les revoir, les embrasser une dernière fois. Elles n’ont devant elles qu’un objet encombrant, hermétiquement fermé, silencieux.
Je n’ai retenu, de ce livre bouleversant, que des témoignages de femmes. La guerre prend un visage de femme. La majorité d’entre elles n’est pas allée en Afghanistan, ne connaît pas ce pays, ne comprend pas les raisons de l’invasion soviétique - un peu comme nous les spectateurs, en somme.
Elles ne peuvent que répéter ce qu’on leur dit officiellement, ce qu’elles ont entendu dire ou ce qu’elles croient savoir. Certaines refusent que leur fils (les gamins avaient entre 18 et 20 ans !) soient morts pour rien. Elles s’accrochent à l’idée que ce sont des héros qui ont sacrifié leur vie à la libération d’un pays frère, que ce sont les dignes successeurs des Anciens Combattants de la grande guerre patriotique, les destructeurs du nazisme. D’autres découvrent, peu à peu, la honte, l’inutilité, l’impréparation, la sauvagerie d’une invasion coloniale.
Il y a eu un million de morts environ du côté afghan et quatre millions de réfugiés pendant les dix années d’occupation soviétique et je les avais oubliés ! De même que je ne me souvenais plus du nombre de tués dans l’Armée Rouge : 15 000.
Non pas 15 000 morts mais quinze mille fois une mort.
Non pas un million de morts mais un million de fois une mort.
Svetlana Alexievitch écoute chaque fois une mère différente, isolée dans son malheur. Elle entend, elle nous fait entendre sa voix - sa voix unique et irremplaçable. En lisant des mots, on entend un ton, une inflexion - presque le grain de la voix. La parole et l’écriture se confondent ; et je ne suis pas sûr que ces pages soient la simple retranscription d’un enregistrement. La journaliste a su condenser l’expression en lui conservant sa force orale.
Ces femmes, sous l’effet de la douleur mais aussi pour la refouler, parlent pour ressaisir à vif l’être à jamais perdu. Les mots les relient à leur enfant, à leur mari. Elles réinventent pour eux un genre de littérature : "Tombeau", "Mémorial", sans aucune prétention littéraire : d’une manière intime et épique à la fois, elles racontent une bataille perdue, leur vie brisée.
Trois comédiennes vont saisir ces voix à vif. Christine Brücher, Océane Mozas et Stéphanie Schwartzbrod n’interprèteront pas des personnages mais leurs témoignages. Vous n’entendrez pas tant des porte-paroles que des voix retrouvées par le corps, l’émotion, le jeu. Toutes ces figures nous inviteront à imaginer ce qui se joue derrière ce qu’elles disent et ce qu’elles ne disent pas.
Avec le scénographe Jean Haas, nous les installerons à la fois dans un "lieu véritable" et dans un "paysage mental". Nous avons acheté une quinzaine d’anciens pupitres d’écolier et ces femmes reviendront dans une salle de classe, comme après une explosion : tout sens dessus-dessous. A la craie sur le tableau noir décroché et pendant, un seul mot : vérité, en minuscule.
On se souvient de la devise du Journal officiel La Pravda : La Vérité vaincra, un aphorisme de Lénine.
A la Vérité, ces femmes répondent par leurs vérités à elles. Elles n’ont pas pu faire sauter le verrouillage du cercueil : elles déverrouillent leur parole. Liberté contagieuse ! Svetlana Alexievitch a joué un rôle considérable dans l’ébranlement du système Soviétique. A la parution de son livre, en 1991, elle changeait chaque soir de domicile, tant elle était menacée pour avoir transcrit des vérités qui n’étaient pas bonnes à dire. (Elle poursuit cette même exigence en publiant La Supplication, à propos de la catastrophe de Tchernobyl). Cet élan libérateur qui traverse Les Cercueils de zinc empêche tout mélodrame. Les textes sont très émouvants, mais jamais doloristes, repliés sur eux. Il y a une extraordinaire tonicité qui, paradoxalement, nous donne du courage et envie de réagir, de témoigner devant ce qui aujourd’hui est une figure de notre destin : la guerre programmée à l’avance, planifiée, qui semble faire partie du nouvel "ordre" mondial.
Jacques Nichet
" J’entends la sonnette.
Je cours ouvrir : personne. Je me demande : et si c’était mon fils qui était revenu ?…
Deux jours après, des militaires viennent frapper à ma porte.
- Alors, votre fils n'est pas là?
- Non, maintenant, il n'est plus là.
C’est devenu tout silencieux. Dans l’entrée, je m’agenouille devant le miroir :
- Mon Dieu, mon Dieu ! Mon petit Jésus !
Sur ma table, il y a encore une lettre que j’avais commencé à lui écrire :
« Bonjour, mon petit garçon !
J’ai reçu ta lettre et j’en suis très heureuse. Elle ne contient pas une seule faute de grammaire. Seulement deux fautes de syntaxe, comme dans la précédente : " selon moi " est une incise et " pour autant que " une locution conjonctive qui ne prend pas de virgule, tandis que, après " selon moi ", il faut une virgule. Il ne faut pas que tu en veuilles à ta maman.
… En Afghanistan, il fait chaud, mon petit. Tâche de ne pas t’enrhumer, toi qui attrapes toujours des refroidissements…»
Au cimetière tout le monde se taisait, et pourtant il y avait beaucoup de monde. Je tenais un tournevis, ils n’avaient pas pu me le prendre.
- Laissez-moi voir mon fils… Laissez-moi ouvrir…
Je voulais ouvrir le cercueil de zinc avec ce tournevis.
Mon mari a tenté de mettre fin à ses jours :
- Je ne vivrai pas. Pardon, la mère, mais je ne veux plus vivre.
Moi, j’essayais de le dissuader :
- Il faut lui faire un monument, il faut carreler la tombe…
Il ne pouvait plus dormir. Il disait :
- Quand je m’endors, notre garçon revient. Il m’embrasse, il m’étreint…
On a suivi la coutume ancienne et on a gardé un pain pendant quarante jours après l’enterrement… Au bout de trois semaines, il s’est complètement effrité. Cela signifie que la famille est perdue…
J’ai accroché ses photos partout dans la maison. Cela me soulage, mais pour mon mari, c’était trop dur.
- Enlève-les. Il me regarde…
Les Cercueils de zinc - extrait
Le plus terrible, c’est de prendre son courage à deux mains et de se jeter dans le gouffre sans fond de la souffrance d’autrui. Je n’ai pas le temps de dresser des portraits. Les visages se transforment trop vite, les traits de notre nouvelle histoire sont trop mouvants, trop changeants. Je me contente de prendre des photos. Des instantanés. Et je garde toujours à l’esprit qu’une photo ne reflète jamais qu’un centième de seconde. Je me dépêche. Et j’espère quand même que ce n’est pas seulement une photo, un document, mais aussi une image de mon époque telle que je la vois.
Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi les albums de famille, tout bêtes, sont si émouvants ? Ils ont la simplicité et l’éternité de l’innocence. Cela va peut-être sembler choquant, mais je le dis quand même : si l’art me parle de Dieu et témoigne de son existence, les photos de famille, elles, me parlent des hommes, de leur petite vie immortelle…
Plus j’écoute, plus je note, et plus je suis convaincue qu’il y a dans l’homme beaucoup de choses que l’art ne soupçonne même pas. Les mots ne peuvent tout dire, les couleurs tout peindre, les sons tout exprimer, et tout n’est pas scellé dans les prières…
Une époque s’en va. Celle des mensonges sublimes… Ecoutons ses témoins. Des témoins honnêtes. Partiaux.
Le diable, il faut lui présenter un miroir. Afin qu’il ne se croie pas invisible.
Tout est une affaire de fantômes. Si nous ne les tuons pas, ce sont eux qui nous tueront.
Svetlana Alexievitch - Ensorcelés par la mort, Prologue
Il existe un tableau de Paul Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son regard est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
Walter Benjamin - Sur le concept d’histoire
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Navette retour : le Théâtre de la Commune met à votre disposition une navette retour gratuite du mardi au samedi - dans la limite des places disponibles. Elle dessert les stations Porte de la Villette, Stalingrad, Gare de l'Est et Châtelet.