Notes de mise en scène
Un théâtre de la catastrophe
Un théâtre virtuel
Un théâtre du mal
Les personnages
Après le triomphe de psyché, comédie féerique en vers, Molière, homme-orchestre du théâtre à la fois comédien, metteur en scène, auteur, chef de troupe, voire attaché commercial, jonglant avec les genres littéraires comme avec les styles décriture, revient à la source de son inspiration théâtrale : la commedia dellarte et la farce de tréteaux, pour écrire lune de ses pièces qui sera la plus jouée dans les siècles à venir, Les Fourberies de Scapin.
Mais, là encore, le créateur de " lIllustre Théâtre ", par lun de ses coups de génie qui nous enchante tant, ne va pas se situer exactement là où on lattend. Sans doute le personnel dramatique de la pièce est-il puisé dans la tradition italienne (les amoureux, les vieux barbons, les valets rusés) et les ressorts comiques dans ceux de la farce, mais Molière va prendre plaisir à inverser discrètement lunivers habituel de ce type de théâtralité, et semble-t-il par trois procédés.
Même si le titre évoque la vivacité méridionale et la gaîté fantasque du carnaval, lauteur nous fait pénétrer immédiatement dans ce que lon pourrait appeler en effet, un théâtre de la catastrophe. Ce sera là, laxe principal de la mise en scène qui sattachera à rendre palpable les frayeurs des personnages, à faire naître une tension allant samplifiant au fil des scènes, à traduire cette impression durgence qui sempare des protagonistes devant les nouvelles désastreuses qui ne cessent déclater, venant battre comme des vagues furieuses le long du port de Naples : retour du père, annonce du mariage, enlèvement réel de Zerbinette, enlèvement inventé de Léandre, arrivée des soudards, accident de Scapin. Tous ces événements démultiplient lampleur du danger sur des sentiments exacerbés.
Molière samuse à nous faire pénétrer, par le truchement de ses héros, lunivers fantastique des peurs primitives voire enfantines, peur du père, crainte de lamour retiré, peur des coups ou de la mort, menace de la faute découverte. Mais la tension qui sempare des esprits électrisés des personnages peut se décharger en une sorte dimmense éclat de rire nerveux jaillissant au bord du gouffre.
Une farce, ou une grande pièce comique, développe des péripéties, les événements sy succèdent, mais ici Molière vide la scène de toute action concrète et immédiate. Rien ne sy produit, tout y est raconté. Lauteur nous transporte dans lespace immatériel des terreurs (souvent anticipées). Cest cet espace que le décor tentera de traduire : au fond, la toile peinte dun ciel dorage, à cour le débarcadère menant au port, à jardin larche conduisant à la ville, deux accès ouverts sur tous les dangers. Théâtre dombres fantasmatiques se déroulant sur le pâle écran de la conscience des protagonistes. Jeu de masques où il sagit presque toujours de feindre : Scapin conseille Léandre et Sylvestre dans lart de paraître, lui-même mime la mort à la fin.
La seule réalité est celle de la parole. Le verbe est lunique créateur de laction. La distance, créée ainsi par rapport au réel, creuse un espace incertain et flottant dans lequel les personnages ont peine à trouver leurs repères et à affirmer leur personnalité. Cette impression de flou et déloignement suggérée par la pièce, nous a conduit à une esthétique indienne faite de costumes légers, de voiles flottants et colorés, de maquillages très prononcés pour chacun des personnages.
Molière, pour écrire une pièce, na jamais recouru à un échantillon dhumanité aussi sordide. Ici pas de pères nobles, de jeunes gens altiers et courageux. Tout se passe comme si lauteur sétait diverti à enfermer ses personnages dans une sorte de huis clos grinçant et drolatique, tels des mouches capturées sous un verre. Aucun deux ne trouve grâce aux yeux des spectateurs.
SCAPIN : repris de justice, rangé des affaires (louches) plus par paresse que
par repentir, funambule de la parole, grand maître du verbe, mais quelquefois laborieux
dans ses affrontements avec les barbons. En avouant avoir volé et battu son maître, le
héros a les traits parfois dun antihéros. Philosophe à ses heures, il dissimule
mal au fond de lui-même comme une sorte de fêlure.
OCTAVE : amoureux pusillanime et geignard devant son père, incapable de
trouver la moindre solution à ses problèmes dans son esprit immature.
LEANDRE : fils gâté, prétentieux, violent face à son valet mais tremblant
devant lautorité paternelle.
LES JEUNES FILLES : bavardes, elles aussi se laissent porter par les
événements, futiles dans leurs discours et transparentes dans leur beauté.
ARGANTE : cupide, gourmand, légèrement sadique, vindicatif, colérique et
dune grande lâcheté devant ladversité.
GERONTE : personnage plus pâle, sorte de pantin de chiffon, dissimulateur,
encombré de son passé et comme le précédant lâche et avare jusquà
lextrême.
SYLVESTRE : serviteur sans doute honnête mais très vite affolé et démuni
devant les événements.
CARLE : témoin amusé et ironique.
Aucune aspiration véritable ne semble vibrer au cur de ces personnages, et chacun dentre eux tremble sous la menace dun secret révélé. Ils sagitent au bord de léchec comme marqués par le poids de lexistence. Ils se retrouvent tous à un moment ou à un autre en face de leurs contradictions, de leurs faiblesses, de la partie la plus noire deux-mêmes. La pièce a quelque chose dune thérapie de choc et certaines scènes (comme celle où Scapin oblige Géronte à verser de largent pour sauver son fils) résonnent avec la violence dun exorcisme de pantomime. Cest dans ces moments de forte intensité que les curs et les muscles, alors mis à nu, peuvent faire surgir tout leur ridicule. Et cependant, par une alchimie miraculeuse, Molière, dénonçant toujours mais ne condamnant jamais, parvient à bâtir une des plus formidables machines comiques de lunivers théâtral.
Suivons donc, Scapin dans ce dédale de turpitudes, dans cette comédie féroce où le temps tout à coup sest accéléré, pour ne déboucher que sur la sentence triomphale et étrangement moderne dun valet désabusé et ironique " et moi quon me porte au bout de la table, en attendant que je meure ".
Laissons-nous entraîner par Molière entre " nul temps et nul part ", afin de voir la jeunesse et la beauté triompher une nouvelle fois de la bêtise sur les chemins du plus haut comique.
Daniel Leduc
18, boulevard Saint-Martin 75010 Paris