Sigi et Sonni, couple un rien précieux, quittent la ville pour s’installer dans une banlieue calme et verdoyante. Inconscience ou erreur tactique, dans la maison voisine habitent Friedo, le frère de Sigi, et Frieda avec leur très nombreux enfants. Seule une haie sépare leurs jardins. Entre la courtoisie dédaigneuse des premiers et la naïveté envahissante des seconds, monte peu à peu une mayonnaise au goût… relevé.
Le dévouement débordant de Frieda, fraîchement inscrite à l’université populaire aux cours intensifs sur le III e Reich, n’a d’égal que son abnégation et sa volonté farouche de rendre service et combler de cadeaux ces parents venus de la ville. De son côté, voulant prendre sous son aile protectrice son petit frère et lui éviter les déboires d’un voisinage potentiellement hostile, Friedo assène les recommandations les plus saugrenues avec une énergie électrisante. Sonni, hautaine et inconsciemment méprisante, soupire, transpire, suffoque, puis, optant pour un chemin sans retour possible, craque puis attaque. Frieda, dont la gentillesse naturelle atteint ses limites, riposte. Quant aux deux frères, déroutés par leurs femmes se muant peu à peu en guerrières, ils se réfugient habilement dans le jargon protecteur de leur dialogue de sourds, puis rejoignent la queue basse les camps de leurs moitiés respectives. Les sacs de sable s’empilent, les coups bas se multiplient, la paisible campagne devient rapidement un terrain de jeu miné…
Comédie de boulevard est le sous-titre que Daniel Call donne aux Jardins de l’horreur, qu’il écrit au lendemain de la chute du Mur de Berlin et qu’il dédie joyeusement à « tous les idiots ordinaires de ce monde qui ne savent pas mieux occuper leur temps qu’en se tapant dessus ». Toute ressemblance avec nos parents, amis, voisins de palier, collègues de bureau, gouvernements, pays, etc., étant tout à fait fortuite…
« L’inconscient est un bon spectacle ; ou plus exactement, le spectacle de l’inconscience est le commencement de la conscience. » Roland Barthes
D’où vient cette tendance à s’imposer à l’autre, à le phagocyter par l’amour, à l’éliminer par la haine, à l’annihiler par le mépris ? N’est-elle pas le fruit de l’échec du langage ? N’est-elle pas le résultat de l’aliénation d’un homme cantonné, cramponné, bon gré mal gré, à des clichés, bribes d’identité ?
Les Jardins de l’horreur décline sous un ton plus comique et léger certaines interrogations posées dans Conviction intime de Rémi De Vos, première création de la C ie de la Caverne. La pièce prolonge notre recherche de ce qui fonde l’humain et la violence de ses sociétés. Toujours avec cet humour noir qui nous distancie et nous sauve.
Dans ce jardin éminemment individualiste, tout commence avec des êtres humains qui se rencontrent, et culmine avec des classes socio-culturelles qui s’opposent. Les déboires familiaux ont toujours nourri tant les tribunaux que la littérature. Sauf que dans Les Jardins de l’horreur, les deux branches de la famille Esser (dont le nom signifie goulu, mangeur) usent et abusent d’une langue de bois qui trace sans cesse des frontières et, impitoyablement, stigmatise l’Autre en le plaçant sommairement sous une étiquette sociale. L’installation du conflit et de la cruauté n’est qu’une question de temps.
Bien sûr, Daniel Call, en écrivant cette pièce, pense surtout au choc de la réunification qu’a vécu l’Allemagne, à l’incompréhension pétrie de clichés qui a habité les allemands face à la soudaine découverte de leurs frères de l’autre côté du Mur. Mais les acteurs de cette situation explosive ressemblent étrangement à tous ces individus que l’on ne souhaite jamais rencontrer mais que, par essence voyeuriste, nous aimons à imaginer. Leurs péripéties nous font rire de bon cœur… tant que nous ne sommes pas directement impliqués ! Aux armes, citoyens ! Tous contre tous ! Humains de toute sorte, divisons-nous ! Voilà le cri ironiquement désespéré que Les Jardins de l’horreur pousse.
Sur le plateau, et puisque Les Jardins de l’horreur est une « comédie de boulevard », il y a une euphorie de surface et un rythme tourbillonnant. Entrées et sorties énergiques, apparitions inattendues, jeux de chaises musicales, des personnages légers et attachants aux travers exacerbés. Leur parole, leurs mouvements sont orchestrés comme une partition musicale mal arrangée. Et plus ça bouge, plus l’équilibre est précaire, car dans le traditionnel placard, c’est la conscience des personnages qui est enfermée à double tour. Alors, toute violence se commet « mine de rien ».
Myrto Reiss
Cartoucherie - Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris