Présentation
"Le
sentiment est philosophie" Interview dAgathe Alexis
1739 -1740 Marivaux écrit et fait jouer Les Sincères et L'Epreuve. La plus grande partie de son uvre est déjà derrière lui, et ce sont les deux dernières pièces qu'il donne au Théâtre des Italiens. Il a cinquante ans, beaucoup écrit, beaucoup vécu, observé, compris. Il va encore plus loin dans l'étude des comportements.
Les Sincères est bien une comédie de caractère ; mais les zones d'ombre, les ressorts cachés, inexpliqués, suggérés, sont plus nombreux, imprévus, troublants, ambigus. L'amour sert de support - presque d'alibi - pour montrer des actions et réactions psychologiques que l'on ne peut plus qualifier ni juger moralement.
Un couple d'amoureux, la Marquise et Ergaste, ont décidé de jouer au jeu de la vérité. Il s'avère cependant que la sincérité ne les attire nullement pour elle-même, qu'elle n'est que le paravent de leurs défauts. La Marquise est sincère pour avoir le plaisir de médire, et surtout par raffinement de coquetterie. Ergaste est d'une autre espèce . C'est un faux - modeste qui, pour se distinguer, pour mieux se faire admirer, fait semblant de se mépriser. Mais le couple est pris aux filets de son propre jeu. Par simple plaisir de brouiller les cartes, Lisette (la suivante de la Marquise) avec la complicité de Frontin (le valet d'Ergaste) rapporte à la Marquise des propos d'Ergaste où il affirme qu'Araminte est plus belle qu'elle. La Marquise vexée, tombe sans tarder dans les bras de Dorante, un prétendant dont elle avait accepté puis rejeté au profit d'Ergaste, les avances et compliments excessifs. De son côté Ergaste trouve chaussure à son pied en Araminte. Mais ces deux couples existaient déjà avant la liaison de la Marquise et d'Ergaste, avant que la pièce ne commence. Retour donc à la case départ. L'expérience de la sincérité, du chassé-croisé amoureux se solde par un semi - échec : les valets ont forgé le destin des maîtres...
Conversations galantes, spirituelles et légères, mélange le plus bizarre de métaphysique subtile et de locutions triviales, de sentiments alambiqués, d'espiègleries et de pédantisme, nous retrouvons tout l'art raffiné de Marivaux dans cette comédie un peu sombre où la passion pour la vérité est constamment questionnée. Un art de la fugue et de la variation.
"
De quelque côté qu'on la saisisse, la sincérité - peut-être parce que
contrairement à la pureté et à l'innocence, elle est une vertu de l'âge mûr - est
cernée de souffrance : son absence est insupportable ; sa présence la plupart du temps
inacceptable ; son désir est violent et ses conséquences sont ravageuses. Halo de
douleur venant constamment sourdre dans la confession, elle est souvent mal entendue, mal
reçue.
Si, selon l'aphorisme de Nietzsche, la sincérité mène à la mort, c'est avant tout
parce qu'elle est embarquement vers une terre inconnue
" Catherine
Doroszczuk
"Le
sentiment est philosophie" Interview dAgathe Alexis
Propos recueillis par Gabriele Brennen
- Pourquoi monter Marivaux aujourd'hui ?
AA - Marivaux est un philosophe. Il parle de l'homme de toujours, de tous les temps.
Dans Les Sincères, il aborde le thème de la quête de la vérité. Deux couples
s'interchangent au cours d'un week-end sous le regard de leurs intendants. La pièce fait
référence à une certaine aristocratie du comportement, à l'état de fracture d'une
société en voie de disparition, à un moment symptomatique dans l'histoire où
l'apparence a pris le pas sur la réalité, l'esthétique sur l'éthique.
- Qui sont ces personnages ?
La Marquise vit un amour fou, "l'amour de soi-même". Elle a fondé une
sorte de caste, une société dont le mensonge est censé être banni, un cercle
d'initiés où chacun se doit d'être sincère avec l'autre. Mais les vérités de la
Marquise tiennent du persiflage et la raison d'être de la caste cesse à partir de
l'instant où le miroir n'est plus gratifiant.
Araminte éprouve de l'amour et de la passion pour Ergaste. Mais elle dégage un tel
érotisme, une telle jubilation au monde qu'elle lui fait peur car si on peut aimer la
Marquise par phrases interposées, ceci est impossible avec Araminte. On est dans les
discours chez la Marquise, on est dans les bras d'Araminte. C'est bien ce qui inquiète
Ergaste qui a une peur enfantine du sexe et le ressent comme une castration.
Dorante est le type même d'amoureux né pour vivre dans la sincérité Il est un peu
brutal et n'apprend la ruse de séduire qu'à travers les maux que lui fait endurer la
Marquise. Je l'imagine légèrement masochiste, désirant d'autant plus qu'il se fait
fustiger.
- Revenons au jeu de la vérité.
Nietzsche disait que la sincérité mène à la mort. Disons que l'engouement pour la
vérité n'est possible que tant qu'il n'y a pas de contact avec le monde, tant que le
regard extérieur est banni. Les héros des Sincères, la Marquise et Ergaste
vivent des amours onanistes. Or pour permettre la vie sociale, il faut savoir faire le
deuil des narcissismes. Du stade du miroir, il faut passer au regard de l'autre.
Il y a dans cette pièce quelque chose qui tient du confessionnal. Les regards sont
indiscrets, le sexe des êtres parle. C'est la sincérité impossible à dire sans
dévoiler toute la volupté qui se tient cachée et qui meut les êtres les uns vers les
autres, qui les guide dans leur choix amoureux.
Les Sincères est une leçon de philosophie du cur, une plaisanterie
malicieuse sur les pièges de l'innocence et du désir, l'égarement du cur et de
l'esprit.
- Quelle est la place des domestiques ?
Lisette et Frontin occupent une place particulière. Ce sont les intendants
stratégiques d'une aristocratie en crise. Ils vont façonner les couples à leur
convenance et selon les aspirations de leur cur. Ils ne sont pas dans la nostalgie
du "jardin de l'enfance", ils ont une grande lucidité sur leurs maîtres
décadents. Demain, ce sont eux qui prendront le pouvoir.
- Quelles sont vos options de mise en scène ?
Je suivrai attentivement la pièce de Marivaux mais dans ma mise en scène je circulerai
entre la fin du XVIIIème siècle et les Années Vingt. L'idée de la décadence servira
de lien entre ces deux époques dont chacune marque la fin d'une aristocratie. J'aimerai
cependant aussi qu'on ait l'impression d'une sorte de représentation fantasmatique d'un
futur où les codes moraux se sont effondrés.
Le traitement sera de facture réaliste, mais je l'entrecouperai de rêves prémonitoires
faits par les hommes
La fin des Sincères je la souhaiterais proche de celle de L'Ange exterminateur de Luis
Bunuel, film qui depuis longtemps me hante. Je désire glisser de la raison critique au
libre exercice de la lecture fantasmatique, jongler avec la pluralité des sens de la
lecture chez Marivaux afin de faire des Sincères un conte moral, fantastique et drôle.
106, rue Brancion 75015 Paris