La petite flamme de la vie rêvée
Mettre en scène Les Trois Soeurs
Notes de traduction
« Tchekhov est un homme de grand talent et d’une grande bonté mais je ne pense pas qu’il ait un point de vue affirmé sur le monde » disait Tolstoï. Avec Les Trois Soeurs, il a cependant un point de vue affirmé sur l’être humain, ses faiblesses, ses contradictions, ses rêves, un point de vue d’où est exclu tout sentimentalisme au profit d’une analyse quasi chirurgicale, le point de vue d’un auteur qui sait de quoi l’homme est fait, corps et âme.
Ces êtres humains qui désirent profondément agir sur le monde mais qui ressentent comme une impuissance constante à le bouger sont au centre de cette oeuvre mythique, emplie de mélancolie mais peu nostalgique, où brûle sans cesse la petite flamme de la vie rêvée, de la vie future qui sera autre et belle.
Patrick Pineau, après avoir mis en scène les trois courtes pièces L’Ours, La Demande en mariage et Le Tragédien malgré lui, choisit cette tragi-comédie, qui en un minimum de mots dit le maximum de l’homme, qui révèle une richesse extrême dans une simplicité évidente, pour continuer à cheminer avec un grand poète du théâtre, pour le faire connaître du plus grand nombre. Entouré de sa troupe, il veut qu’on entende tout particulièrement la voix de ces femmes qui « tirent les sentiments vers le haut » et « indiquent où se trouve l’utopie ».
Tchekhov a écrit : « l’homme deviendra meilleur quand nous lui aurons montré comment il est »… Avec Les Trois Soeurs, il le montre avec une absence totale de jugement moral et une tendresse discrète, qui nous oblige à rester curieux, ouverts et attentifs aux questions qu’il nous pose à travers ses personnages et auxquelles il ne donne nulle réponse…
Les Trois Soeurs d’Anton Tchekhov, dans la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, est édité chez Babel.
En 1900, lorsqu’il écrit Les Trois Soeurs, Tchekhov est au sommet de sa gloire. Il vient d’avoir le prix Pouchkine et, avec Tolstoï, est l’écrivain russe le plus célèbre au monde. Après lui avoir valu bien des avanies, son talent de dramaturge est reconnu : La Mouette et Oncle Vania ont connu un grand succès. Et cependant, une fois de plus, les polémiques se déchaînent lors de la première des Trois Soeurs. Critiques libéraux, enthousiastes, et critiques conservateurs, indignés, s’affrontent et il faudra bien longtemps à la pièce pour s’imposer comme un chef-d’oeuvre.
Le thème en est simple : un an après la disparition de leur père, le général Prorozov, ses trois filles rêvent de vivre enfin, de quitter leur province pour Moscou, d’être libres... un espoir si banal, si légitime, et si naïf qu’il fait sourire, entre sourire et larmes, puisqu’on sent bien qu’il ne se réalisera jamais. En se faisant théâtre, le roman des trois soeurs est devenu quintessence, emblème du destin de chacun.
Françoise Morvan
"Comment peut-on encore jouer aujourd’hui une pièce aussi vieille ? Nous vivons tout de même dans un autre monde. Mais ensuite j’ai compris que c’est exactement cela qu’il fallait faire. On a besoin de ces monuments, de ces choses comme le Louvre par exemple, où l’on peut voir ce qui est beau (…) Je crois que la seule morale qu’il nous reste est la morale de la beauté. Et il ne nous reste justement plus que la beauté de la langue, la beauté en tant que telle. Sans la beauté, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Alors préservons cette beauté, gardons cette beauté, même s’il lui arrive parfois de n’être pas morale. Mais je crois justement qu’il n’y a pas d’autre morale que la beauté."
Bernard-Marie Koltès
Mettre en scène Les Trois Soeurs, pour la beauté de cette oeuvre, si proche du grand roman. Saisissante et suffocante, universelle et indémodable. Cette beauté dont il ne faut pas avoir peur, comme le dit si bien Koltès.
Mettre en scène Les Trois Soeurs, pour retrouver et réunir des acteurs, les réunir pour leur talent, leur travail, continuer à fouiller ensemble le théâtre, à travers les mots, à travers un grand classique. Travailler le sens au-delà du sens, les mots et ce qu’il y a en dessous, les regards, les gestes… Comme au cinéma, aller chercher les gros plans, ce qui échappe à l’acteur, sentir son coeur battre, sa pulsation émotive à l’intérieur et non à l’extérieur.
Continuer un travail de troupe, aborder après les trois petites pièces une grande oeuvre de Tchekhov. De l’autre côté, en regard, après l’avoir interprété à plusieurs fois (Platonov, La Cerisaie, Le tragédien malgré lui et La demande en mariage).
Patrick Pineau
Au cours du travail de traduction, nous avons été amenés à faire quelques observations sur le style de la pièce et les traits particuliers qui en ont guidé la transposition. Pensant qu’il ne serait peut-être pas inutile d’en faire part au lecteur, nous avons regroupé ici l’essentiel des remarques. Pour qui a été élevé dans un milieu de culture russe, ce qui caractérise d’abord Les Trois Soeurs (par opposition à La Cerisaie, où ces clichés sont totalement absents) c’est la référence au langage de l’intelligentsia du début du siècle : les citations latines, les déformations de mots, toutes les références culturelles font partie de cet ensemble qui s’est transmis à travers le siècle, par ceux qui avaient pu survivre aux brutalités de l’histoire, et qui apparaît là, immédiatement identifiable, comme un costume d’époque sur une ancienne photographie.
Liés précisément au thème du cliché – de la photographie, qui fait que Fedotik ne cesse d’immobiliser les autres pour les fixer dans la mémoire objective de son appareil – dès les premières pages surgissent des mots apparemment anodins mais que l’on retrouve d’un personnage à l’autre : les plus fréquents d’entre eux sont à présent et le verbe se souvenir. Il nous a semblé important de conserver chaque fois le même mot, en cas de récurrence, contrairement à ce qu’on fait les traducteurs français, soucieux d’éviter les répétitions qui peuvent passer pour une faute de style. Nous avons préféré à présent à maintenant d’abord parce qu’il y avait là quelque chose de plus explicite, et que Tchekhov dans Les Trois Soeurs semble vouloir être explicite, ensuite parce que le mot avait une couleur légèrement surannée qui s’accordait mieux avec ce style daté dont il a déjà été question.
De même, peu à peu, au fur et à mesure que la pièce progresse, le réseau des termes récurrents se précise et devient plus complexe. Ce son toujours des termes discrets, mais dont la présence se fait de plus en plus dense : ainsi, l’expression peu importe et ses variantes (quelle importance, c’est sans importance, rien n’a d’importance…) qui apparaît pour la première fois dans un contexte indifférent, à la fin de l’acte I (Natacha s’excusant de ne pas être habillée pour recevoir des invités, Saliony répond : Peu importe) et qui, se répétant plus de vingt fois, s’impose jusqu’à devenir le mot de la fin.
Ce travail discret, méticuleux, cette manière de poser des jalons sans avoir l’air de rien et de tisser des réseaux ténus à l’aide de paroles qui ne disent pas grand-chose donne, pour finir, assez bien l’idée du travail que doit accomplir le traducteur : être attentif aux indices ; ne pas effacer ; attendre, parfois jusqu’à la fin, d’avoir compris ce qu’ils signifient, et à quoi, ou à quelle exigence, ils répondent ; surtout, ne pas trancher entre l’humour et le tragique ; garder l’ambivalence et la maladresse, la banalité un peu cassée qu’il serait si tentant de corriger et que nous avons essayé, à grand-peine souvent, de maintenir contre le plaisir et le risque de faire du Tchekhov.
Françoise Morvan
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