Tchekhov croyait avoir écrit un vaudeville. Or, lors d’une discussion sur la pièce au Théâtre d'Art, tout le monde parlait de "drame", de "tragédie". Tchekhov, d'abord stupéfait, se mit finalement en colère et quitta la réunion.
Qu'est-ce donc qui faisait croire à Tchekhov qu'il avait écrit une comédie, joyeuse de surcroît ?
En dehors de cet humour particulier qui caractérise toute son œuvre, voyait-il des éléments de comique dans la distance entre les aspirations de ses personnages et leur inertie?
Ces personnages qui prétendent partir, entreprendre ceci et cela, et qui comme dans un opéra où l'on chante "courons, courons…" piétinent sur place.
Mais Les trois sœurs ne font pas l'effet d'une parodie, c'est la vie telle qu'elle a été, et dont la vision ne donne nullement envie de rire.
Les trois femmes, fines, instruites, sensibles, enterrées vivantes au fin fond de la province, où règnent l'insignifiance et la "vulgarité", pleurent leur paradis perdu, leur Moscou. Nous assistons à la tragique impuissance de ces trois femmes à s'arracher à une vie mesquine dans laquelle leurs ailes sont prises. Il leur suffirait, croient-elles, de retrouver Moscou pour les déployer largement… Moscou ! Moscou ! est le leitmotiv des trois sœurs. Mais, en fait, qu'y aurait-il eu de plus à Moscou, pour ces femmes qui ne sont même pas capables d'y partir ?
Elles seraient certainement encore moins capables "d'arriver" où que ce soit.
"Pour ceux qui vivront après nous, nos souffrances se transformeront en joie, le bonheur et la paix régneront sur la terre, et pour ceux qui vivent maintenant on aura une bonne parole et des bénédictions. Oh mes chères sœurs, notre vie n'est pas encore terminée, nous vivrons ! La musique est si gaie, si joyeuse, et on se croirait sur le point de savoir pourquoi nous vivons, pourquoi nous souffrons… Si l'on pouvait savoir, si l'on pouvait savoir…"
Comme il les aimait, Tchekhov, comme il les plaignait, ces pauvres personnages qui, comme il l'écrivait, "rêvent d'une vie meilleure dans deux cents ans, et ne savent pas lutter pour que ce meilleur arrive demain".
Ivan Romeuf
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