Témoignage
Restitution d'une parole condammnée
Traces et espoir
Un spectacle musical écrit autour de témoignages de républicains espagnols. Le théâtre interroge ici les liens du passé et du présent, de la mémoire et de l’oubli, de l’intime et du collectif, du vrai et du mythe. Il questionne aussi la barbarie, au coeur de l’humain.
Où vas-tu Pedro ? est une invitation à la mutation du silence en mots, en chants, du drame en représentation collective. Il est une tentative de liens vivants entre passé et présent, entre intime et collectif, entre l’Espagne et le reste du monde.
L’histoire de la guerre d’Espagne n’est pas finie. Malgré soixante-dix ans de silence, en Espagne, des femmes et des hommes cherchent les traces des républicains, ouvrent des fosses, étiquettent des noms sur des squelettes. La terre elle-même rend les corps. Manon Moreau est allée les interroger. A écouter leurs récits, on mesure qu’il n’y a pas eu d’oubli mais parole retenue, refoulée. Cette histoire nous restitue l’espoir de ces femmes et de ces hommes portés par un idéal de justice et de liberté. Elle nous rappelle aussi d’autres morts sans sépulture, d’autres exils.
Par Eltho Compagnie
Pour avoir travaillé sur la guerre civile espagnole, j'ai rencontré des vétérans des deux camps. De vieux franquistes et des phalangistes, seuls ou en groupes. J'ai aussi côtoyé de vieux républicains, seuls ou lors de rassemblements. Rien de plus frappant que le tapage des uns et le silence des autres. Là où les vainqueurs clament bruyamment, les vaincus parlent à voix basse. Bruits et silences.
Cette pièce, c'est aussi la parole rendue aux vaincus. Seuls présents sur scène. Une scène comme une Espagne en négatif, l'Espagne des prisons et des taiseux, des fantômes et des morts. L'Espagne que l'on a voulu effacer, mais qui aujourd'hui, grâce aux interrogations des nietos, les petits enfants des vaincus, sort de l'ombre. Dans Où vas-tu Pedro ?, c'est cette Espagne là qui parle, qui est dite, racontée, montrée, éclairée, chantée.
Le processus fragile de survivance de la mémoire est exprimé dans l'écriture par une narrationéclatée en séquences. La pièce est portée par deux histoires principales, autour desquelles évoluent des personnages de différentes époques : la guerre, l'exil, et la quête des petits enfants aujourd'hui.
L'écriture en tableaux permet de mêler les différentes époques, de les faire résonner. De s'attacher aux détails minuscules: une chanson, des arbres, un secret…qui ont été et sont encore des vecteurs de mémoire. Mémoire clandestine donc fragile et menacée. C'est un peu tout ça qu'il a fallu écrire. Le texte est tissé d'échos qui, de Teruel aux montagnes galiciennes, entrent en résonance pour rendre leur histoire aux disparus. Sur plusieurs générations, en plusieurs lieux, la quête de la mémoire passe par les témoignages des personnages. Parmi eux, il y a les républicains et les passeurs de mémoire. Chaque passeur porte un morceau de la mémoire des républicains. Sur scène, les comédiens incarneront chacun un républicain et un passeur de mémoire.
La matière première de ce texte est issue des témoignages que j'ai recueillis au cours de mes voyages en Espagne. Des paroles enregistrées, que j'ai ré écouté longuement avant l'écriture. L'essentiel était de ne pas trahir ces voix, de rester juste.
A l'image de ces flots de paroles qui succèdent à des années de silence, j'ai voulu laisser de l'espace aux logorrhées de certains personnages. Il y a aussi les silences qui guettent et fragilisent la parole. La vieille peur n'est jamais loin. Quant aux dialogues, je les ai appréhendés comme le lieu de reconstruction de l'histoire, des histoires. Car c'est là que la mémoire se transmet, en catimini. Le travail sur les mots, récurrents ou honnis, a été aussi important. Ceux qui déclenchent la colère, ceux qui consolent.
Il a fallu trouver une écriture qui ne trahisse pas, mais ne s'installe pas non plus dans le mimétisme; et une structure qui dise la mémoire éclatée mais survivante des vaincus. Se servir de toutes les forces du théâtre pour restituer une parole condamnée il y a longtemps à être fragile.
Manon Moreau, auteur
Où vas-tu Pedro ? est un spectacle sur l’histoire de la guerre d’Espagne mais aussi sur le cheminement de la mémoire. Il se construit autour de témoignages et de souvenirs recueillis par Manon Moreau, journaliste et auteur, lors de ses reportages en Espagne. Ce matériau est inestimable parce qu’unique, constitué de la parole d’hommes et de femmes qu’on a contraints au silence pendant quarante ans, et qui ont ensuite continué de se taire, le silence sur la répression franquiste étant alors présenté comme le prix à payer pour parvenir à la réconciliation nationale. Pour la première fois, ils ont la possibilité de frayer à leur histoire un chemin hors du silence.
Au cours de ces dernières années, en rentrant de ses reportages en Espagne, Manon Moreau me raconte. Les gens, les lieux, les traces. Ce qu’elle a vu, entendu, ce qu’elle imagine et qu’on ne lui dit pas.
Manon Moreau a écouté de vieux républicains, leurs enfants, leurs femmes et leurs frères. Souvent, l'interview a continué hors des murs du salon ou de la cuisine. Ils prenaient la voiture pour rouler quelques kilomètres. Désignant les montagnes, l’un d’entre eux murmurait « partout c'est plein de fosses. Il y en a bien plus que ce que vous pouvez imaginer ». Celui-là partira sans donner son nom ni celui de ses grands-parents. La vieille peur n’est jamais loin, entretenue par ceux qui estiment qu'il est préférable de « ne pas remuer la merde », ne pas ouvrir les blessures du passé entend-on souvent. A ceux là certains répondent « Il ne s'agit pas de les ouvrir, mais de les fermer. Les blessures ne sont pas fermées ». Pour reconstruire leur histoire, les descendants de victimes ont besoin que l’on rende leurs noms aux morts anonymes : les graver, les proclamer, les dire est aussi précieux pour eux que de récupérer leurs corps et de mettre des mots sur leur histoire.
Raconter aujourd’hui cette histoire au théâtre c’est briser le silence qui fut imposé à ces hommes et ces femmes car le théâtre est le lieu de la parole dite, le lieu où l’histoire- petite ou grande- peut se mettre en partage et (re)devenir collective. A partir des récits relatés par Manon Moreau, de son écriture, j’imagine des couleurs, des lieux, des espaces, des odeurs, des personnages, la matière d’une histoire et sa toile de fond, faite d’inscriptions multicolores gravées dans les murs.
Sur scène, les vaincus, leurs héritiers, et ces minuscules trésors qui ont permis à la mémoire de survivre à l'exil intérieur. Dans Où vas-tu Pedro ? ce sont pour beaucoup les femmes qui racontent. « Dans le ventre des Espagnoles, il y a l'espoir qui se gonfle et qui gonfle, et qui attend, et qui attend... » chante Léo Ferré. C'est peut être parce qu'ils craignaient cet espoir que les vainqueurs ont emprisonné tant de femmes, durant tant d'années.
Sans pathos, Manon Moreau donne à entendre ces voix endormies. On retrouve dans sonécriture toute la matière des témoignages. Avec une grande fidélité aux paroles qui lui ont été confiées, elle crée l’histoire manquante, suggérée mais non dite, elle fait entendre sous les silences, imagine les mots qui n’ont pu être entendus : elle recolle les pièces du puzzle.
Le fil de mon travail, c’est le cheminement du silence vers la parole, mais une parole transformée par le temps et la distance. Ce qui me touche, ce sont ces traces laissées malgré le temps, et sur lesquelles la vie a continué de s’écrire en palimpseste. L’histoire espagnole est particulière : alors que les autres peuples victimes de totalitarismes ont entrepris la mise au jour de leur passé peu de temps après la chute des régimes, l’Espagne entame aujourd’hui avec retard le travail nécessaire au surgissement de la mémoire des crimes de la dictature. Où vas-tu Pedro ? est donc un spectacle sur une tragédie qui ressurgit avec la distance du temps passé. Cette distance permet de mettre l’histoire à une place différente. Elle nous offre la possibilité d’une perspective. La mise en scène s’attachera à faire entendre cette histoire avec dignité et sobriété, à l’image de ceux qui nous l’ont racontée : la gravité est déjà dite, elle n’a pas à être jouée. Les acteurs sont ici les passeurs d’une mémoire, pas ses victimes, ni ses héros illusoires.
Ceux qui parlent aujourd’hui, ce sont les vivants, à la fois les petits enfants en quête d’identité, et les survivants, témoins de l’époque. Leur parole se teinte, avec le recul, d’une double espérance. Celle dont témoigne l’histoire de ces femmes et de ces hommes guidés par un idéal de liberté et de justice. Celle que donnent les jeunes générations par leur quête de vérité, par leur refus de l’oubli. Cette nécessité résonne dans d’autres histoires et convoque d’autres morts sans sépulture, d’autres enfants qui cherchent ailleurs leurs parents morts. Cette histoire résonne dans l’Espagne, elle résonne bien au-delà.
Nous créerons, à partir de la matière ramenée d’Espagne par Manon Moreau, un espace, des sons à partir de ses enregistrements, des images, des lumières, de la musique : la mémoire est aussi passée aussi par là. Nous chercherons un espace où passé et présent se distinguent avant de parfois se confondre. Suivant les indications de l’auteur quant à la distribution de deux rôles par comédien, nous inviterons le spectateur à un état de confusion choisie, celle-là même qui a traversé l’Espagne, peuplée qu’elle fut pendant des années de fantômes demandant sépultures et repos.
Nous imaginons donc un espace à deux niveaux : celui des scènes du passé et de la mémoire et celui du présent. Les comédiens, incarnant chacun des personnages des deux époques, passeront, légèrement transformés, de l’un à l’autre. Une frontière poreuse, donc, comme celle qui sépare et unit le passé espagnol de son présent, les exilés de leur pays d’origine. L’histoire que nous chercherons à raconter est moins celle d’un drame que celle d’un espoir : la force d’avenir que donne aux hommes la connaissance de leur histoire, la persistance de leur mémoire.
Elise Chatauret, metteur en scène
22, rue du Chevaleret 75013 Paris