Projet Shônagon - Acte 1

du 25 mars au 23 avril 2006
1h20

Projet Shônagon - Acte 1

Le Projet Shônagon s’organise autour des Notes de chevet écrites par Sei Shônagon aux alentours de l’an 1000 au Japon. Ces écrits intimes interrogent dans leur éparpillement et leur diversité, la perception sensible du monde propre à chaque individu.

La traversée d’un lieu, d’une oeuvre, d’un public
Les choses
Pour un voyage interactif du spectateur
Sei Shônagon et les Notes de chevet
Extraits des Notes de chevet

  • La traversée d’un lieu, d’une oeuvre, d’un public

Le Projet Shônagon est né d’une rencontre de travail avec Frédéric Fisbach autour des Notes de chevet de Sei Shônagon au Studio-théâtre de Vitry. Dans un premier temps, je mis en scène une forme conçue pour l’architecture du lieu et du texte, basée sur la perception interprète-spectateur, dans laquelle je jouais en solo en décembre 2004. Puis une deuxième forme réunissant trois acteurs a été présentée au public en février 2004 au Studio-théâtre de Vitry. Après la réalisation de ces gestes, est apparu le désir de pousser plus loin les pistes abordées, de définir un concept diffusable et d’interroger les modes de représentations dans un projet autonome. C’est aujourd’hui l’objet du Projet Shônagon.

Les Notes de chevet sont constituées d’images, poèmes, souvenirs, réflexions et listes de choses, venus à l’esprit de Sei Shônagon, dame d’honneur de la cour impériale du Japon, aux alentours de l’an 1000. Elles appartiennent au genre littéraire du sôshi, formé d’écrits intimes épars, émergés au courant du pinceau et échus au gré des associations de leur auteur. Elles n’appellent pas forcément de lecture linéaire, à la manière d’un recueil de poésies. Vivier de formes, elles reflètent un monde,
qu’aucune reconstitution historique ne saurait restituer. Elles interrogent avant tout dans leur éparpillement et leur diversité, la perception sensible du monde propre à chaque individu, à travers les espaces-temps de l’écriture et de la lecture.

Leurs multiples facettes forment un langage singulier résultant des voix intérieures de Sei Shônagon, dont l’écho demeure perceptible à travers le silence des siècles. À la perception de l’instant et du temps présent, se superpose le rapport à la mémoire et au passé : mille ans et un continent nous séparent de la rédaction des Notes de chevet. Quelle peut être la réception d’un texte si ancien pour nos êtres occidentaux contemporains ?

Cette question détermine le projet. Il ne s’agit pas de monter l’intégralité du texte de Sei Shônagon, mais de le faire percevoir à travers une série d’interrogations entourant son univers littéraire poétique. Il s’agit de mettre en chantier et en oeuvre des questionnements sur la lecture, l’écriture, le langage, les espaces concrets et mentaux qui s’y rattachent, d’explorer leurs possibles modes d’expressions et de représentations, et de mettre ainsi en place un cheminement interactif entre l’équipe et le
spectateur, tendant vers l’esprit de la lettre.

Le Projet Shônagon s’inscrit dans une démarche de recherche, dans un processus de travail expérimental. Pensé comme une pérégrination ludique, il est destiné à se déployer en plusieurs étapes et en plusieurs lieux. Chaque forme réalisée sera autonome, tout en étant reliée aux autres et prenant sens au gré de leurs productions.

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  • Les choses

En partant de sensations de lecture, je me suis arrêtée sur des fragments récurrents dans les Notes de chevet : les impressions de Sei Shônagon sur les choses qui l’entourent. L’écrivain désigne le langage comme « une chose particulière » et en distingue plusieurs : « Langage de bonze. Langage d’homme et langage de femme. » Il m’est alors apparu que toute projection relevant de l’ordre des idées ou des sensations, à partir du moment où elle est émise et portée à la connaissance du spectateur, devient quelque chose, perceptible par l’expérience. De ce constat, surgissent un ensemble de questions.

La chose théâtrale comme la chose de l’esprit, ne peut être simplement décrite, elle passe par une nécessaire re-présentation, un déplacement des actes correspondant au déplacement de la pensée. Peut-on saisir ce cheminement intérieur et le traduire dans des espaces définis, par un travail sur les corps, les voix, les rythmes, les matières et supports de projection ? Peut-on faire entrer le spectateur dans une chambre d’échos, possible résultante d’un espace mental, où résonnent les bribes de lectures dans leurs libres associations, avec leurs viviers d’images, figurations et analogies ? Peut-on tenter, à partir d’actions concrètes, de pointer des mécanismes immatériels ? Peut-on inviter le spectateur à déambuler dans le champ des ambiguïtés inhérent au langage ? Le ludique même de l’esprit peut-il s’accommoder du jeu théâtral ?

Le regard sur les choses
Le spectateur, dans un sens premier, désigne le témoin d’un événement, la personne qui regarde ce qui se passe et qui peut certifier quelque chose qu’elle a vu fort de son expérience. Sei Shônagon est spectatrice du monde dans lequel elle évolue, en l’occurrence de la cour impériale japonaise du XIe siècle. Elle retranscrit ce qu’elle en perçoit au hasard des jours, au gré des heures et des saisons, sur ses notes, assise à la fenêtre intime de son être.

Dans le Projet Shônagon, l’expérience théâtrale s’intéresse particulièrement à l’espace de la perception subjective. Ainsi, le regard du spectateur sera confronté aux regards sensibles des artistes traduisant dans les gestes de la représentation leurs propres confrontations avec l’univers intime de l’auteur. Pour ce faire, les parcours des interprètes (vidéaste, comédiens) seront élaborés d’après leurs impressions de lecture, à partir de leurs propres associations, images et fantaisies, de leurs propres réceptions du texte. Les membres de l’équipe mettront alors en oeuvre et en relation leurs langages et leurs modes d’écriture respectifs.

Le temps des choses
En partant du principe qu’un théâtre n’est pas un lieu de consommation fléchée s’inscrivant dans le rapport univoque du s’asseoir à une place assignée, ni dans le package conventionnel scène/salle, spectateur dans l’ombre, acteur illuminé, que les rituels afférents à la représentation théâtrale sans être rejetés méritent d’être interrogés afin d’inventer de nouveaux codes, signes et de mettre en place des conventions renouvelées, dans l’optique de ménager de nouveaux accès au spectacle vivant pour le spectateur, le Projet Shônagon propose d’investir plusieurs lieux comme des entités.

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  • Pour un voyage interactif du spectateur

Nous concevons le rapport à l’objet artistique du Projet Shônagon comme un voyage, voyage au temps présent entre différents territoires, et voyage au long cours constitué d’étapes décisives, qui dépasse le seul cadre de la représentation publique. Nous voulons ouvrir un chantier de travail pour un théâtre qui se compose par et avec le spectateur. On peut rêver à un spectateur qui est là avant, pendant et après, un public-dramaturge comme le décrit Goethe, et le convoquer dans la réalité grâce aux technologies actuelles. Comment réagit le spectateur à l’oeuvre, comment la questionne-t-il, en quoi cette rencontre peut-elle être un événement ?

L’écriture du je(u)
Les Notes de chevet inaugurent le genre poétique du sôshi ou zuihitsu, formé d'écrits intimes épars, littéralement « au courant du pinceau », émergés au gré des impressions et des associations de l'auteur, sans souci d'ordre, ni de chronologie. Sei Shônagon mêle des listes de choses à des récits dans lesquels surgissent ça et là des tanka, poésies composées en 5 vers et 31 syllabes. Nous travaillerons autour de ces divers matériaux et rechercherons les mécanismes de cette écriture, où la parole intime qui surgit est aussi une parole donnée à l'autre. Comment s'écrit le je, comment se joue le je, comment je m'écris dans le jeu ? Nous confronterons les lieux où se livre la conscience de soi, de l'auteur, de l'interprète et du spectateur. Des lieux particuliers au lieu commun, nous trouverons des points de rencontre par la discussion, le témoignage et l'expérimentation.

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  • Sei Shônagon et les Notes de chevet

Sei Shônagon, du clan Kiyowara, appartenait à la cour de l’empereur Ichijo, et servait l’impératrice Sadako, dans le Japon du début du XIe siècle. Nous ne connaissons presque rien de sa vie, ni même son véritable nom, shônagon désignant une fonction proche de « troisième sous-secrétaire d’État », et sei étant un caractère exprimant l’idée de pureté. On a parfois avancé le nom de Kiyowara Nagiko, mais cela reste sans véritable fondement. Il semble qu’elle soit née vers 965 et qu’elle ait séjourné à la cour des années 990 à 1013.

Nous ne la connaissons qu’à travers son oeuvre, le Makura-no-sôshi (Notes de chevet), qui, avec le Genji monogatari d’une autre femme Murasaki Shikibu, est considéré comme l’un des chefs-d’oeuvre de l’âge d’or de la littérature japonaise. Avec le Makura-no-sôshi, Sei Shonagon inaugure un genre nouveau, celui des zuihitsu (écrits au fil du pinceau). Ce n’est pas un journal intime organisé de manière chronologique (nikki) mais une suite de quelque trois cents notes décousues, livrées au gré des associations de leur auteur, un mélange d’anecdotes, de pensées, d’images et de réflexions qu’elle enfermait dans le cylindre de bois creux (makura) qui servait d’oreiller à l’époque, soutenant la nuque et permettant de conserver l’agencement des coiffures.

Les sujets les plus divers se succèdent immédiatement, certains passages se répètent, d’autres se contredisent. Elle énumère des listes de choses qui éveillent tel ou tel sentiment, sous forme de séries, mais aussi les phénomènes météorologiques, les époques de l’année, les lieux et les paysages connus, les arbres, les plantes, les poésies, les oiseaux, les divinités… On rencontre également dans le recueil des descriptions, des récits, des portraits et des tableaux de scènes choisies. Souvent ses écrits éveillent les sens, tantôt elle sollicite l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher.

Les Notes de chevet furent souvent transcrites avant d’êtres imprimées pour la première fois au XVIIe siècle, soit plus de six cents ans après leur apparition. Il en existe donc d’innombrables variantes, versions et éditions. La langue employée est très différente de celle de l’actuel japonais, mais elle garde en commun le fait de laisser à imaginer beaucoup plus qu’elle n’exprime. Outre le fait que Sei Shônagon pouvait laisser bien des choses sous-entendues, parce que ses contemporains les connaissaient et les identifiaient, la traduction du japonais en français empêche dans bien des cas de cerner fidèlement la pensée de l’auteur. Reste néanmoins perceptible l’esprit singulier de Sei Shônagon, planant au-dessus de la lecture des Notes de chevet.

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  • Extraits des Notes de chevet

Le soir tombe, et je ne puis plus tracer les caractères. D’ailleurs mon pinceau est usé. Je voudrais pourtant, avant de terminer, ajouter ces quelques lignes : dans ces mémoires, écrits pendant les heures où retirée chez moi, loin du Palais, je m’ennuyais et me croyais à l’abri des regards, j’ai rassemblé des notes sur les événements qui s’étaient déroulés devant mes yeux et sur les réflexions que j’avais faites en mon âme. Comme ils renferment des passages où l’on trouverait, me disais-je, que j’avais manqué de réserve, trop bavardé, ou consigné des remarques fort désagréables pour les gens, je me proposais de cacher avec soin mon cahier. Hélas ! quelqu’un l’a découvert, et je n’ai pu retenir mes larmes.

Un jour, le Ministre du centre ayant apporté à l’Impératrice toute une liasse de papier, Sa Majesté demanda : « Que faudrait-il écrire là-dessus ? On a déjà copié, par ordre de l’Empereur, le livre des Mémoires historiques . – Moi, dis-je alors, je ferais de ces feuilles un carnet de chevet. – Eh bien, prenez-les ! » répondit ma maîtresse. Elle me donna tout ce qu’elle avait reçu, et je me mis en devoir d’employer complètement cette inépuisable quantité de papier en y notant les faits étranges, les choses du passé, les autres, quelles qu’elles fussent. J’ai donc très souvent laissé courir mon pinceau sans beaucoup d’attention. Règle générale, j’ai rapporté ce que j’avais observé de curieux dans le monde ; mais j’ai choisi, de même, ce qui me semblait de nature à montrer la splendeur des hommes, et j’ai parlé encore des poésies, des arbres, des herbes, des oiseaux et des insectes.

Choses qui font battre le coeur
Des moineaux qui nourrissent leurs petits.
Passer devant un endroit où l’on fait jouer de petits enfants.
Se coucher seule dans une chambre délicieusement parfumée d’encens.
S’apercevoir que son miroir de Chine est un peu terni.
Un bel homme arrêtant sa voiture, dit quelques mots pour annoncer sa visite.
Se laver les cheveux, faire sa toilette, et mettre des habits tout embaumés de parfum. Même quand personne ne vous voit, on se sent heureuse, au fond du coeur.
Une nuit où l’on attend quelqu’un. Tout à coup, on est surpris par l’averse que le vent jette contre la maison.

Choses détestables
En frottant le bâton d’encre de Chine sur la pierre de l’écritoire, on rencontre un cheveu qui s’y est introduit. Ou encore, un petit caillou était caché dans ce bâton d’encre, et il grince : « gishi-gishi ».
Un bébé qui crie juste au moment où l’on voudrait écouter quelque chose.
On a eu la folie de faire coucher secrètement un homme dans un endroit où il n’aurait jamais dû venir, et voilà qu’il ronfle.
Une souris qui court partout est extrêmement désagréable.

Au printemps, c’est l’aurore que je préfère. La cime des monts devient peu à peu distincte et s’éclaire faiblement. Des nuages violacés s’allongent en minces traînées. En été, c’est la nuit. J’admire, naturellement, le clair de lune ; mais j’aime aussi l’obscurité où volent en se croisant les lucioles. Même s’il pleut, la nuit d’été me charme. En automne, c’est le soir. Le soleil couchant darde ses brillants rayons et s’approche de la crête des montagnes. Alors les corbeaux s’en vont dormir, et en les voyant passer, par trois, par quatre, par deux, on se sent délicieusement triste. Et quand les longues files d’oies sauvages paraissent toutes petites ! C’est encore plus joli. Puis, après que le soleil a disparu, le bruit du vent et la musique des insectes ont une mélancolie qui me ravit. En hiver, j’aime le matin, de très bonne heure.

D’après la traduction d’André Beaujard publié par Gallimard / Unesco en 1966

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Spectacle terminé depuis le dimanche 23 avril 2006

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