Le texte
Quartett en Afrique
Principe de transposition
Mise en scène
Texte fort complexe, plein de chausse-trappes, de faux-semblants, Quartett est une autopsie des ressorts du désir, de l’amour-propre et de la passion. C’est aussi le miroir d'une société « décadente » qui veut ignorer ou dissimuler cette dégénérescence. Quartett met aux prises deux protagonistes qui avec jactance démontrent (s’ils ne démontent pas) la mécanique du désir et de la haine. Dans le huis clos qui abrite un duel sans merci des pensées révolutionnaires de l’époque charnière de l’Europe d’après guerre se joue une sanglante comédie libertine qui aboutit à une tragédie. Merteuil et Valmont orchestrent la fin de leurs proies.
Dans une atmosphère lugubre, pornographique même, les amants désabusés du chef-d’oeuvre de Laclos, vidés de sentiments et ivres de vengeance bestiale sont repris par Heiner Müller pour tromper avec une verve anthropophagique et indécente «le temps inerte» pour nourrir « le néant dans leurs âmes qui réclament sa pâtée ». Arène du rapport entre sexes opposés, où l’excès se fait maître, la violence verbale, uppercut qui achève le matador, Quartett ressuscite l’intime pour le disséquer. Le sexe, le pouvoir et la mort peuplent ce dernier rendez-vous des ex-amoureux pour sublimer le massacre. Dans cet immense théâtre le sexe libéré devient source d’épanouissement, de passion. Possession et transgression défient le puritanisme, la conscience religieuse et sociétale pour profiter des plaisirs du sens.
Ce jeu de rôle dit la société des Lumières et nous plonge dans le 18e siècle des Liaisons dangereuses. Le corps s’affranchit du carcan social, l’esprit traverse le béton de la loi et de la religion. L’intime s’incruste et investi le corps public.
Traduction française : Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux.
Heiner Müller écrit Quartett en 1980, d’après Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos publié en 1782. Bien après d’illustres devanciers, nous convoquons à notre tour les héros noirs de cette tragique comédie libertine. Encore un autre Quartett ? « Que dire qui n’ai été déjà énoncé ou dénoncé par… Patrice Chéreau, Jean Jourdheuil, Jean-François Peyret, Matthias Langhoff, Robert Wilson,… ? » A-t-on entendu depuis que notre intention a été formulée. L’on s’est même interrogé sur la singularité et l’audace de notre choix : mettre en scène Quartett et le jouer en Afrique et par des africains, tant l’oeuvre de Heiner Müller paraît ancrée dans une époque qui marque et dit une révolution spirituelle et sociétale en Europe.
Nous disons que le cadre africain, continent où le corps et la pensée libertine sont dits tabous, univers de la symbolique culturelle et sociétale où s’enchevêtrent pudeur et hypocrisie, ne modifie en rien la pertinence du sujet. Bien au contraire, il matérialise le caractère universel du texte de Heiner Müller.
Et si on se hasardait à investir Quartett pour essayer de comprendre l’érotisme et la sensualité… le libertinage dans cette Afrique qui depuis toujours, exhibe, célèbre le corps mais le sacralise au point d’en faire un tabou inviolable ? Pourquoi pas ? Mais de Quartett peut-on vraiment parler de sensualité et d’érotisme quand le langage et les actes prennent paradoxalement un accent pornographique ? Ici, il n’est pas question d’amour ou de sensualité… mais de désir bestial. Aucune chaleur ne se dégage de ces jeux amoureux. La froideur de la jouissance dévoile la souffrance dans la relation de domination qui épanouit les protagonistes dans ces huis-clos. Domination et soumission sexuelle…
« Avez-vous un coeur Valmont, depuis quand ? »
« Pourquoi vous haïrais-je. Je ne vous ai jamais aimé. »
« Je suis tout à fait froide, Valmont .»
« Ce que vous appelez amour est l’affaire des domestiques. »
« Le bonheur suprême est le bonheur des animaux. »
La question de la religion est très importante dans Quartett. Dieu est révélé comme impuissant face au néant qui guette les humains.Les hommes ont choisi l’enfer. Ces pervers d’ailleurs et d’ici ne réfutent pas « l’idée de Dieu », pire, ils blasphèment et s’émancipent du poids de l’Eglise et des cultes.
Ils jouissent du péché.
« Qu’aura-t-elle appris dans son couvent, à part le jeûne et un peu de masturbation pieuse avec le crucifix. »
« Le temps est la faille de la création, toute l’humanité y a sa place. L’Eglise a comblé cette faille avec Dieu, à l’intention de la plèbe, nous, nous savons qu’elle est noire et sans fond.
Quand la plèbe s’en avisera, elle nous jettera dedans. »
L’Afrique est aujourd’hui un carrefour de civilisation. Comme partout dans le monde les influences extérieures provoquées par les flux migratoires fécondent des cultures et modes de vie hybrides qui brisent les carcans traditionnels, cultuels et religieux. Aujourd’hui, la loi est athée, Dieu est présent, mais moins radicale. Et le réseau de contraintes et de spiritualité bousculés. Sodome et Gomorrhe réapparaissent, resplendissants, pour narguer la loi.
Le salon d’avant la révolution et le Bunker indiquent un tournant de l’histoire et des pensées. En Europe la pensée a connu une révolution intellectuelle progressive, la question du lien au divin et de la liberté a ensuite gagné la société et provoqué une mutation. Hier, la monarchie africaine reposait sur une légitimité divine. Les us ne permettaient pas une 'liaison' que le code social interdisait. Le charnel, l’esprit, l’expérience, la sexualité et le rayonnement érotique n’étaient ni souhaités ni même seulement admis. Aujourd’hui, la colonisation et la transmission de la pensée par les médias et les rencontres interculturelles créent une confrontation et accouche d’un bâtard social qui en perte de repères, porte et revendique une culture hybride et vit par mimétisme.
L’émotion seule traverse les êtres et les frontières. Inspectons donc à souhait les alcôves des princes d’autrefois et ceux d’aujourd’hui et projetons-les sur les libertins occidentaux d’hier et les émancipés noirs d’aujourd’hui. Seul doit être pris en compte, l’humain d’où qu’il vienne, avec sa perversité, ses désirs, ses mutations mais aussi son environnement et ses croyances.
Ailleurs, « LE BUNKER » ou « LE SALON », ici, « LE PALAIS » ou « LES GRANDS HÔTELS » « LES RESIDENCES SECONDAIRES » ou « DEUXIEMES BUREAUX ».
Les grands de ce monde s’amusent aux jeux de la perversion pendant que, dehors, la plèbe se tue au travail ou par les armes. Ces « grands », noblesse pour les protagonistes de Quartett, pouvoirs politiques et financiers pour leurs équivalents africains, ont une position sociale confortable. Ces nobles et notables s’ennuient… il ne leur reste plus que la destruction comme passetemps.
Ce rapport pervers nous renvoie aussi à l’exploitation des masses. Ces gens de « la haute » n’ont rien d’autre à faire que de se pervertir et pervertir le monde. « Que la plèbe se saute entre deux portes, soit, son temps est précieux, il nous coûte de l’argent, notre métier sublime, à nous est de tuer le temps. » La pieuse Madame La Tourvel que Valmont tente de dévergonder n’est elle pas cette vertueuse mère africaine éduquée au respect du couple ? Volanges, la vierge effarouchée qui doit faire le choix entre la sainteté et le plaisir charnel, c’est aussi la jeune enfant, proie innocente de nos capitales. Mertheuil et Valmont les chefs d’orchestre de ce jeu malsain ne cachent-ils pas un ministre, un député ou un riche commerçant de nos tropiques ?
Toutes ces figures se retrouvent partout dans le monde, à toutes les époques de l’histoire des hommes. Sur les bords de la Seine ou les trottoirs d’Abidjan, les parcs fleuris de Johannesburg, ou le désert burkinabé, revoilà le libertin plus aigu et corrosif que jamais, transformé à la mesure des rencontres de civilisation. Lucide et cynique sur le chaos ambiant, sur l’inutilité de l’être et sur l’immuable autodestruction. L’acte sexuel ici perçu comme acte de mort, une recherche du néant peut être comparé au plaisir de déclencher une guerre ou asservir un peuple. Grâce à la « culture » de l’ignorance, les « grands » peuvent gouverner les « petits ». Tout ceci n’est qu’un jeu de mort : « L’AMOUR EST AUSSI FORT QUE LA MORT. »
Il ne sera point question d’une nouvelle adaptation, celle de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux nous convient parfaitement. Notre objectif est de projeter ce conflit de société sur le continent noir, symbole de conservation, mais aussi, lieu de mutation sans cesse répétée. Notre souci est spatial et géographique. Spatial pour sortir du «salon d’avant la Révolution française » ou du « bunker d’après la troisième Guerre mondiale », références réductrices qui localise et balkanise l’histoire.
Géographique pour briser les frontières européennes pour gagner les cases et villages d’Afrique. Cette délocalisation induit indubitablement une influence sur les costumes, les décors…. La transposition déterminera aussi les codes du libertinage, des transgressions, des règles d’une société où l’hypocrisie défie le bon sens. Les « paraître » guide les actes et forge le masque du socialement correct. L’écriture ouverte offre une liberté d’expression dans tous milieux socioculturels.
« Je n’ai jamais lu Les Liaisons dangereuses. Je veux dire que je l’ai lu, mais seulement en diagonale. Si je l’avais lu dans le détail, j’aurais perdu l’impact, la puissance du texte... » Heiner Müller
Le propos général ne sera pas de raconter l’histoire mais de produire des expériences avec des corps encrés dans des rites qui inévitablement vont interagir avec la poésie crue de Quartett. Avec humour et légèreté aller à la rencontre de l’épouvante pour dire la comédie tragique des sens dans le lien social et ses effets destructeurs sur l’individu. Dans la pièce originale on ne voit que Valmont et Merteuil. Sur la scène, les libertins jouent tantôt leur propre rôle, tantôt se travestissent pour mimer Valmont séduisant Madame de Tourvel (il est alors joué par Merteuil, lui-même jouant Tourvel), ou Valmont déflorant la jeune Cécile de Volanges (jouée par Merteuil, tandis que Valmont se joue luimême). C’est un texte de théâtre pour deux protagonistes.
A notre tour, nous allons transgresser les rapports établis par Heiner Müller et traverser l’oeuvre pour redéfinir les nouveaux rapports tant avec l’auteur, les personnages qu’avec les acteurs. « C’est-à-dire : casser les jouets des autres ». « Savoir ce qu’il y a dans la poupée ». La mise en scène prendra le parti de jouer Quartett à quatre pour exprimer ces quatre existences sacrifiées, celles des deux bourreaux qui s’anéantissent et leurs deux victimes. Deux personnages complèteront la symétrie du quartet. Tantôt, projection de la pensée des protagonistes, ou leurs doubles, tantôt personnages à part entière, ils seront Cécile Volanges et/ou la présidente Madame de Tourvel. Valmont seul rejouera pour Merteuil ses exploits amoureux, ses partenaires sexuels (et victimes) devenant ses partenaires de théâtre.
La mise en scène sera aussi érotique : des scènes très dures comme le monologue de Merteuil, où elle se masturbe et simule l'orgasme, le dépucelage sauvage de Cécile Volanges… seront traitées avec franchise et le sexe sera dévoilé sans tabou ni cliché. Notre pari sera de « construire un regard, articuler une vision du monde des masques, mener une réflexion qui restitue un fragment du réel. » Nulle ambition de trouver des solutions toutes faites, mais nous aurons tout du moins permis de confronter les idées et de mesurer les défis qui se présentent. Notre travail se fera sur la recherche de la vérité de l’émotion par des improvisations sur la vie intérieure des personnages.
Scénographie/ Décors/ Costumes
Un souci de stylisation des costumes, des éléments du décor et des accessoires sera de mise pour obéir à la transposition. Les couleurs seront chaudes et/ou douces. Le face à face animalier entre Merteuil et Valmont inspirera un dispositif scénographique bi-frontal qui nous placera dans l’arène de
ce combat singulier et soulignera l’enfermement des deux principaux protagonistes dans les rouages d'une intrigue qu'ils croient conduire mais qui les mène inéluctablement à leur perte. Le miroir est indiqué dans le texte, que va-t-il en être dans un univers africain où le miroir renvoie à d’autres images ?
Lumières
Elle aidera au découpage des espaces et racontera l’opposition des sexes, l’enfermement des protagonistes et la violence des situations. Elle marquera l’atmosphère lubrique, pornographique et macabre de la fiction. Les sources seront des projecteurs mais aussi des lampes de chevet ou des abat-jours.
Direction de jeu
La direction d'acteur sera très portée sur le contact physique pour suggérer l'acte sexuel, le jeu le plus juste possible, les voix non forcées. Le jeu s’appuiera sur la liberté intérieure des acteurs. Notre approche ne sera pas formelle, elle dérivera de l’interprétation des comédiens qui chercheront à
résoudre l’équation de ces émotions aux moyens de leur culture, des contraintes de leur environnement… Ensemble, nous allons explorer, chercher, conjuguer nos idées, étant entendu que la distribution nous offre quatre types d’africains différents tant au niveau de l’âge, que des microcultures qu’ils représentent. Le traitement humoristique, que nous envisageons, contrastera avec la crudité du propos qui prédomine dans la pièce. Ce travail exigera des comédiens une grande souplesse et des facilités à jouer les ruptures d’humeur des personnages qui passent souvent d’un état à l’autre à l’intérieur d’une phrase ou d’une réplique.
Création sonore
Une bande son, créée à cet effet, accompagnera l’ensemble de la fiction. D’inspiration traditionnelle, elle intégrera essentiellement des instruments traditionnels africains (arc en bouche, balafon, cora…) et des sons musicaux africains. Le saxophone sera le lien avec les cultures outre-Atlantique.
32, rue des Cordes 14000 Caen