Laction des Quatorze Isbas Rouges, pièce en quatre actes, est située en 1932. Cest-à-dire quelle se déroule après la déportation massive des koulaks (paysans riches encore propriétaires de nombreuses terres agricoles) et après la collectivisation forcée des terres qui aboutit à la création des coopératives agricoles. Ces propriétés collectives regroupent plusieurs anciens villages, les kolkhoses, tandis que dans les grandes fermes collectives dEtat, les sovkhoses, les paysans deviennent des employés salariés. Cette collectivisation forcée des terres fut un désastre agricole qui brisa pour longtemps le précaire équilibre de lagriculture soviétique.
Ce rappel historique était nécessaire pour comprendre le socle sur lequel repose
lessentiel de lintrigue : laccueil en terre soviétique dun savant
singulier, le docteur Khoz, représentant de lEurope bourgeoise, libérale et
scientifique, puisquil préside la " Commission de la Société des Nations
pour la Solution à lEchelle Planétaire des Problèmes Economiques "
La
définition du personnage bascule dans la rêverie, la satire et la dérision quand on
apprend quil a 101 ans, quil vit avec une fille de 21 ans, Intergom,
quil boit du lait, mange des produits chimiques pour se refaire régulièrement une
santé, et quil a sur tout une opinion résolument cynique et méprisante. Il va
sinstaller dans le kolkhose délevage des Isbas Rouges, désorganisé par le
rapt singulier de ses moutons et de ses jeunes enfants encore au sein, à la suite
dune intrigue propre à la communauté kolkhozienne. Lenlèvement sest
en effet déroulé sous le chapeau officiel dune action criminelle des "ennemis
de classe ". Le docteur Khoz joue un moment le rôle de comptable ou de régisseur
le savoir sert partout ! , sattache au " chef " du kolkhose,
la jeune Souiénita, mère inquiète et dirigeante à poigne, continue de sempiffrer
de lait (de femme en manque de nourrisson) et de produits chimiques, quand tous les
habitants sont au désespoir de récupérer lune des isbas enlevée sur la mer
Caspienne par l " ennemi de classe ". Il se révèle en définitive comme
une sorte de Jupiter jouisseur, dieu matérialiste au milieu des hommes et des femmes
perdus, ballottés au milieu de leurs principes et de leurs idéologies, et qui sombrent
dans la famine.
Dans une atmosphère dirréalité quelque peu fantastique, on assiste moins au
défilé édifiant des problèmes de la " construction du socialisme ",
quau déballage inquiétant des errances dune communauté humaine en marge
dun monde qui ne sera jamais radieux.
Christophe Perton poursuit depuis plusieurs années une recherche théâtrale marquée par la rupture quintroduit toute déviance, consciente ou inconsciente, dans un groupe donné, et le basculement tragique qui en découle. Au cours des trois années écoulées, il a monté notamment : Affabulazione de Pier Paolo Pasolini, Médée de Sénèque, Les gens déraisonnables sont en voie de disparition de Peter Handke et La Chair empoisonnée de Franz Xaver Kroetz daprès Hinkemann dErnst Toller. Les " héros " de ces quatre pièces vivent une expérience unique, pas nécessairement atroce, mais à la marge de toute normalité et dans une absence évidente despoir.
Les Quatorze Isbas Rouges dAndreï Platonov ne concentrent pas la rupture sur un
seul personnage ou sur un seul nud psychologique. Cest un groupe entier
composé de personnages fortement charpentés et émouvants - comme ces jeunes mères
démunies de tout, sauf dénergie, que sont Souiénita et Xénia -, qui
sagrège et se désagrège sous les pulsions contradictoires des intérêts des
hommes et sous lil étrangement souverain du vieux Khoz, le visiteur insolite.
Si le tragique et la violence des rapports humains sestompent ici sous la force du
jaillissement drôlatique, cette constellation de personnages nen vit pas moins dans
lurgence et le déchirement, lirruption des besoins qui la travaillent de
lintérieur. Cest certainement la richesse de cette situation complexe,
complexe comme lirruption du mythique dans un monde " moderne " et dont
seules les apparences sont rationnelles, qui retient lattention de Christophe
Perton. Il aborde ainsi un nouvel aspect du déraisonnable et de leffondrement des
certitudes construites
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