Une vision nouvelle du Rhinocéros dans le monde de l'entreprise avec neuf comédiens et un percussionniste coréens.
Un univers dévoré par une maladie contagieuse où la pensée logique se frotte à la volonté humaine... Tout le monde est touché par la « rhinocérite » sauf un : Bérenger. Il a pris conscience du danger et essaie de réagir. Il met en avant les valeurs de l’amitié, du lien social, de l’amour, il réinvente un « humanisme » pour le monde d’aujourd’hui. Il ose penser, résister et nous invite à faire comme lui : est-il fou pour autant et serions-nous assez fous pour le suivre ?
Eugène Ionesco a connu la Roumanie fasciste d’Antonescu puis communiste de Ceaucescu : de toute évidence, l’écrivain dénonce à travers la pièce tous les régimes ou idéologies totalitaires. La première création en France de Rhinocéros eut lieu en 1960 et fut mise en scène par Jean-Louis Barrault : elle reste fidèle à cette dénonciation et ils voient tous deux dans les rhinocéros la métaphore des patrouilles SS, « Gardes de fer », chemises brunes ou chemises noires dévastant tout sur leur passage en semant la mort et la terreur. Tous deux dépeignent le fanatisme qui s’empare des uns et des autres, gagnés par une folie collective. La contamination par la « rhinocérite » prend ici l’aspect d’une métamorphose physique extérieure et visible sous la forme de cornes et d’animal en carton-pâte. Seul Bérenger, le héros ou plutôt héros malgré lui résiste et échappe à la fatale transformation.
Cette vision a pris une tournure différente aujourd’hui… Après l’effondrement du bloc communiste en Europe et l’avènement du village planétaire où l’économie de marché, via un capitalisme triomphant et arrogant, s’est arrogé la première place, à l’heure où le monde s’est transformé en une grande surface où tout peut se vendre et s’acheter, même les personnes, à l’heure où ce marché appartient à des multinationales au-dessus des lois des gouvernements et de financiers devenus fous spéculant sur des sommes virtuelles colossales, un autre aspect de l’idéologie totalitaire est apparu, mais plus diffus, invisible même. Les nouveaux maîtres ont réussi ce tour de magie de ne plus avoir de visage et l’ennemi est devenu proprement invisible ! Et tout un chacun ou presque semble avoir intégré ces notions, conditionné par un consumérisme généralisé. Les foules fascinées ont construit un nouveau Temple, celui de la consommation dans lequel elles ont déifié le pouvoir de l’argent et les biens matériels.
La « rhinocérite » se propage en nous et en silence, accomplissant son oeuvre. Dans ce contexte, l’ensemble des personnages de la pièce est touché par la maladie, à l’exception de Bérenger qui a pris conscience du danger et essaie de réagir. Ces excès montre combien l’être humain excelle dans sa capacité à accomplir le mal. Chacun de nous peut devenir un monstre, « Le monstre peut surgir de nous. Nous pouvons avoir le visage du monstre » écrit Ionesco dans Entre la vie et le rêve. N’oublions pas que dans l’Apocalypse, le mal prend aussi le visage de la bête.
Depuis que la philosophie et la science sont à l’oeuvre sur la planète Terre, elles n’ont pas encore réussi à éradiquer ce mal que l’Histoire inlassablement n’arrête pas de répéter : conflits abominables en Algérie, au Cambodge, au Rwanda, en Bosnie, etc., crimes et vols, petits ou grands… Chaque jour voit s’accumuler son lot d’atrocités et de méfaits en tout genre.
C’est qu’il doit être partie intégrante de nous-mêmes, ce mal, bien à l’abri et au chaud dans notre corps et notre esprit, prêt à surgir à la moindre sollicitation. Dans la mise en scène proposée, ce mal des temps anciens et modernes, ce « rhinocéros » ne s’extériorise pas : il ne prend ni la forme d’un masque, ni d’un maquillage, ni de cornes et moins encore celle d’une figure d’animal en cartonpâte. Aucune transformation physique des personnages, tout se vit à l’intérieur mais chacun peut entrevoir, puis voir, puis le reconnaître chez son voisin et…dans le public.
S’il existe autour de moi, il n’y a aucune raison pour qu’il n’existe pas en moi. Prenez un miroir, regardez votre image : votre principal ennemi est là devant vous, en vous ! Abaissez le miroir et observez : que voyez-vous ? L’autre puis tous les autres. Pas de cris, pas de hurlements, pas de précipitations ni bousculades devant cette révélation, mais le silence et la quasi-immobilité exprimant l’interrogation, l’étonnement, la curiosité, puis la fascination ou l’effroi selon les personnages. A la fin du spectacle, un mur composé de miroirs sera disposé à l’avant scène renvoyant l’image de chacun (acteurs et public). La drôlerie et le burlesque de la situation de départ dans la recherche des rhinocéros laisseront peu à peu la place à l’inquiétude, puis l’angoisse et le désarroi, en constatant que chacun est directement concerné par la « rhinocérite » ; la scène finale face au miroir parachevant l’interrogation individuelle et collective.
Alain Timar
Rue du Roi René 84000 Avignon